[les fantômes de l’hôpital] La petite fille de “Saint-Jo”
Après "Marseille secret", le photographe et journaliste Guillaume Origoni lance une nouvelle chronique dans les hôpitaux de la ville. Il y traque les histoires de revenants. Cette semaine, les pleurs d'une petite fille hantent des couloirs souterrains.
Qui parmi nous peut-il se prévaloir de n’avoir jamais entendu des voix ?
Comment faire la différence entre une pensée qui se matérialise par un dialogue intérieur et un appel venant de l’extérieur ?
Peut-être que les parois de notre boîte crânienne ne sont pas aussi étanches que nous pourrions le penser et sont donc plus perméables que nous le pensions.
Ce que l’on nomme comme réalité résulte souvent d’une confusion dans laquelle se mêlent l’environnement physique et nos représentations.
C’est, entre autres, pour cela qu’il est préférable de fuir ceux qui ont recours au “principe de réalité” ou pire, ceux qui tentent d’ériger en argument notre “déni de réalité”. Ce sont le plus souvent des ignorants qui confondent le monde et le monde vu de leur fenêtre.
Nous savons que certaines pathologies mentales se manifestent par des voix entendues de l’intérieur. Il n’en demeure pas moins qu’elles existent pour le sujet au moment où elles se matérialisent. Il est donc possible d’entendre des sons qui n’existent pas. Nous voilà donc dans une boucle perpétuelle où ce qui n’existe pas se manifeste pourtant de façon claire.
Le labyrinthe
À l’hôpital Saint-Joseph, cette boucle nous conduit dans les sous-sols des bâtiments fraîchement remis à neuf et sortis de terre.
“Saint-Jo”, c’est avant tout l’un des plus grands labyrinthes de Marseille. À peine engagé dans ses couloirs, vous tomberez en quelques secondes sur des concitoyens en quête d’informations. Ici Sauveur, chemise ouverte, christ en or et carte de la Corse en pendentif, s’adresse à moi : “Excuse-moi, jeune, tu sais où c’est, l’imagerie médicale ?” Là, une dame âgée, recroquevillée sur le temps qui lui reste, demande mon aide : “Bonjour mon beau, vous pouvez lire les indications que ma fille elle m’a mis sur mon téléphone ? J’ai pas mes lunettes. Je cherche le service cardiologie.”
Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas
J’ai eu aussi beaucoup de mal à trouver les sous-sols de “la petite fille”. Dans un premier temps, j’ai fait chou blanc. Le personnel que je croise n’a jamais entendu parler de mon histoire, qui n’est pas vraiment la mienne d’ailleurs, mais celle du livre non écrit sur les fantômes de l’hôpital. Face à cet échec patent, je réduis mes ambitions et tente de trouver le chemin des fameux étages inférieurs de l’hôpital. Ironie du sort, lors de ma déambulation, dans les différents niveaux, les escaliers et les ascenseurs, je passe par le secteur de l’imagerie médicale et le service cardio. Je monte, je descends, reviens sur mes pas, trace des huit comme autant de signes de mon infinie frustration. Je décide alors de faire comme je fais souvent, je pousse les portes et appelle les ascenseurs réservés au personnel et interdits au public.
J’arrive enfin dans les sous-sols étroits de Saint-Jo. Ils sont encombrés de palettes, peu fréquentés, mais bien moins lugubres que ceux que j’ai explorés un peu partout dans le département.
Les rumeurs
Par contre, la présence de la mort reste bien visible par la signalisation du dépositoire et de la salle entièrement carrelée, vraisemblablement destinée au lavage des corps. Un espace partagé entre neutralité, asepsie et ambiance froide.
Je cherche des témoins à la volée qui pourraient confirmer les rumeurs de la petite fille des souterrains de Saint-Jo. Je croise une jeune femme qui vient de sortir de l’une des portes de ce long couloir. Léa est cadre de santé, et travaille ici depuis “quatre ou cinq ans”. Son regard vif et sombre tranche avec la couleur pastel de son uniforme professionnel. Léa a l’air très pressée, mais sa politesse l’emporte sur l’incompressibilité du temps et elle consent à s’arrêter quelques instants pour répondre à ma sollicitation.
J’attaque avec mon laïus habituel qui vise à faire comprendre rapidement que mes chroniques sur les fantômes de l’hôpital ne visent pas à mettre en difficulté mes interlocuteurs. Elle m’adresse alors par son langage non verbal tous les signes de l’impatience. Un truc du genre : “Oui, ça va, frérot, j’ai compris, tu es journaliste, mais tu es gentil et tu ne vas pas me poser de problèmes. Tous tes collègues disent la même chose. Crache le morceau maintenant !”
Je me lance : “Il y a des rumeurs sur ces souterrains. Ils sont liés à une petite fille. Vous voyez de quoi je veux parler ?”
Visiblement agacée, elle répond sans réfléchir : “Oui, j’ai entendu parler de cette histoire. Mais je n’en ai jamais été témoin. Vous devriez voir avec quelqu’un d’autre.”
Elle se remet en mouvement illico et me plante au milieu du couloir. À peine ai-je le temps de lui demander “Vous avez une idée, un nom avec qui je pourrais en parler ?”
Sans se retourner, elle répond un “Non !”, version civilisée de “Arrête de me casser les couilles, tu m’as trop gonflée, toi et ta petite fille…”
Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas
Je me dis que cette rencontre fugace n’est pas un échec total puisque Léa confirme l’existence de la rumeur dans l’enceinte même du lieu où elle a pris naissance. Cela m’engage à continuer mes investigations de Colombo version anisée.
Légende tenace
Pendant de longues minutes, le couloir reste vide. Puis, derrière moi, une porte grince avec le bruit caractéristique du groom mécanique qui dilate le temps de fermeture. Je me retourne et aperçois deux hommes qui viennent vers moi, le premier a le teint hâlé du mec qui pratique la voile, l’autre, plus grand, a la carrure d’une armoire normande et l’air sympathique. Je les arrête et leur sers mon speech. Le premier me regarde d’un air incrédule alors que le costaud sourit franchement avec un air complice et répond tout de go. “Ah oui, je la connais bien, cette histoire. La petite fille qui pleure certaines nuits dans ces sous-sols, plusieurs l’ont déjà entendue. C’est une légende tenace et récemment encore, ma femme, qui travaille ici la nuit, en a été témoin.” Son collègue, interloqué, intervient : ‘Tu ne m’en as jamais parlé !'” L’autre répond :“Bah, tu sais ce que c’est… quand tu racontes des trucs pareils, on te prend pour un fou !”
Je tente de pousser mon interlocuteur un peu plus loin : “Vous pouvez m’en dire plus ?”
Sofiane — c’est son prénom — se lance :
“Bon voilà, ma femme et moi avions déjà entendu cette histoire. Mais bon, on l’avait oubliée. On se concentre sur notre boulot, et vous savez, il y en a beaucoup. C’est la nuit que ça se passe. Il y a environ six mois, une amie de ma femme rentre dans la salle de pause. Il doit être deux heures du matin. Elle a l’air un peu secouée. Mon épouse, Océane, lui demande ce qui ne va pas. Elle lui répond alors qu’elle « l’a entendue ». Océane capte tout de suite de quoi elle parle et comme elles se connaissent bien, elle sait que l’autre ne lui raconte pas de conneries. Elles sont infirmières toutes les deux et comptent souvent l’une sur l’autre.”
Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas
Sofiane reprend son souffle. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il est conscient de l’attention dont il est l’objet, tant de ma part que de celle de son collègue qui le regarde de profil sans perdre une miette de l’étrange récit, puis il se remet volontiers à la tâche. “Quelques semaines après ça, c’est moi qui vois le malaise d’Océane. On se croise dans la cuisine, alors qu’elle rentre après sa nuit au taf et que moi, je suis prêt à partir. Je la questionne et là, elle me raconte tout. Elle poussait un chariot dans le couloir et se rendait dans la partie atelier et maintenance du souterrain. Il faut savoir que la nuit, le sous-sol de Saint-Jo est quasiment désert, mais dans la partie atelier… c’est le désert de Gobi. Tu n’entends que le bourdonnement des néons au milieu des murs blancs. Il y a pas mal de gens, hommes et femmes, qui se caguent un peu d’y aller. Bref, elle perçoit tout d’abord des bruits bizarres, humains, et pense que c’est son imagination qui lui joue des tours. Ensuite, m’a-t-elle dit, elle distingue nettement des pleurs qui se détachent du silence total. Ce sont les pleurs de la petite fille. Elle m’a dit : « Tu sais, Sofiane, je les ai bien entendus, les pleurs, comme je t’entends maintenant. C’étaient des pleurs étouffés, mais suffisamment forts pour ne pas les confondre avec mon imagination. » Ça lui a glacé le sang, elle a planté le chariot au milieu du couloir. Elle est retournée le chercher le matin avec un aide-soignant.”
Je pose alors les fameuses questions idiotes et indispensables :
“Vous en pensez quoi, vous, Sofiane ?”
Il réplique : “C’est ma femme, je la crois. Et je la crois d’autant plus que nous ne sommes pas spécialement portés sur le surnaturel ou les fantômes.”
Mais on peut penser qu’elle a été influencée par le récit que sa collègue lui avait déjà rapporté quelques mois auparavant ?
“Oui, c’est possible. C’est vrai que cette rumeur est présente ici, mais si vous l’aviez entendue et vue comme moi ce matin-là, vous ne douteriez pas, vous non plus.”
Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas
Je décide alors de me rendre dans la partie du souterrain indiquée par Sofiane. Nous sommes en pleine journée, mais aucune lumière naturelle ne pénètre dans ce dédale. Fait plutôt rare dans les hôpitaux, çà et là des pochoirs ornent les murs. Ils ont forcément été réalisés par le personnel, car aucune entrée n’est publique. Pour se retrouver ici, il faut connaître les lieux.
Je découvre entre deux murs une reproduction Banksy, plus loin un groupe de rats aéroportés. Je rebrousse chemin, ouvre d’autres portes et découvre que la petite fille qui pleure n’est pas une légende. Elle est là, devant moi, avec son regard austère et son air perdu. Les techniciens du service de maintenance de l’hôpital ont-ils voulu laisser sur les murs les traces d’un récit qui habite les lieux et les âmes ou bien est-ce une simple peinture qui a porté à incandescence les peurs qui imprègnent les murs ?
Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas
Nous ne le saurons jamais, mais ici aussi, il est question de perméabilité entre notre monde intérieur et nos réflexes archaïques. En fin de compte, tout ceci reste l’expression de ce qui fait de nous des humains accomplis : nous acceptons que certaines choses nous dépassent. Qu’elles soient le fruit de nos imaginations ou la manifestation de forces occultes, ces histoires nous assignent à la place qui est la nôtre : celle du grand nulle part.
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