Les bokits de Franck Anastase
Depuis plus de 20 ans, Malika Moine croque la vie en (dé)peignant l'actualité plus ou moins brûlante de Marseille et d'ailleurs. Elle s'intéresse particulièrement aux lieux où l'on boit, mange et danse parfois. Pour Marsactu, elle va à la rencontre des Marseillais dans leur cuisine. Elle en fait des histoires de goût tout en couleurs.
Dessin : Malika Moine
À l’approche des fêtes de Noël, une certaine Anne me contacte pour venir chez moi choisir des livres. Lorsque mon compagnon lui ouvre, elle s’exclame « mais tu es là, toi ?!? » Il y a presque 20 ans, leurs enfants étaient dans la même école. Parents et enfants sont devenus amis, puis, se sont perdus de vue. Après demi-heure de discussion, j’ai l’impression d’être avec une vieille copine. Anne me parle des talents de cuisinier de son propre compagnon, Franck, que j’ai rencontré brièvement en Guadeloupe il y a quelques années. C’est ainsi que dimanche dernier, me voilà aux Cinq-Avenues, pour chroniquer les bokits de Franck. Ce sont des petits sandwiches de pain frit garnis, typiques de la Guadeloupe.
Franck me propose une infusion d’atoumo, qui comme son nom l’indique, guérit tout. “Enfant, j’écrasais les fleurs d’atoumo ou de bois d’Inde dans de l’eau pour en faire du parfum… J’ai grandi à Grande Terre, aux Abîmes, à la campagne, parmi les poules, les cabris, les cochons… Ma mère cultivait deux jardins : un potager et un médicinal…” Un chat saute sur mes genoux, grimpe sur le comptoir et s’allonge sur mon carnet. Il joue avec mon stylo. Franck le saisit et l’envoie fermement promener. Il reprend : “En Guadeloupe, un homme qui ne cuisine pas est considéré comme un fainéant. Il doit au moins savoir faire un feu et cuire un fruit à pain. Ma mère préparait des banquets, il y avait parfois entre 100 et 200 personnes à la maison. Elle faisait du ragoût de cabri, du cochon frit, du blaff de poisson… Mon rôle était alors d’acheter des barres de glace et du charbon aux marchands ambulants et de tout mettre au frais, puis de rassembler les bouteilles vides -consignées à l’époque.”
Le chat revient, fonce sur moi, commence à me câliner, puis me mordiller le bras et son regard me fait craindre une attaque digne de ses grands cousins félins. Franck l’attrape et le jette par une fenêtre qui donne sur le gigantesque toit d’un magasin, désert et interdit aux humains… dommage ! “À 11 ans, je suis arrivé à Paris chez ma sœur pour l’école. J’ai découvert AC/DC, Pink Floyd, ça changeait du zouk ! Je suis revenu en Guadeloupe vers 19-20 ans, avec un CAP de tourneur-fraiseur. Devenu maçon, je me suis aussi investi dans la Maison des Jeunes : j’ai intégré un groupe de percussions traditionnelles, Gaoule Mizik, on a fait le carnaval… Mais je suis retourné en France parce que sur une île, tu peux pas tout faire.”
J’ai transmis à mes enfants le goût de la cuisine de Guadeloupe, et ils connaissent la saveur des mangues et des avocats cueillis sur l’arbre.
Je déguste l’infusion parfumée aux feuilles et au bois d’atoumo, et il me semble goûter au parfum des fleurs, tandis que Frank poursuit : “À Paris, j’ai fait une formation de peintre en bâtiment et j’ai travaillé en intérim. Un jour, un cousin m’a proposé une gâche à Marseille. Descendu en octobre, j’ai regardé à gauche, à droite, les gens en T-shirt, qui te disaient bonjour sans te connaître, et je me suis dit « je vais me trouver une petite case à Marseille ». J’ai rencontré des musiciens et j’ai fait un an l’IMFP, l’école de musique de Salon, pour apprendre à écrire et à enseigner. Mais je n’ai pas eu le financement pour poursuivre alors j’ai acheté une petite crêperie rue Poggioli, à la Plaine. C’est devenu un lieu de convivialité, je faisais des crêpes, des bokits, des sorbets coco, je suis végétarien, je ne cuisinais pas de viande… c’était « le Délice ». Avec Anne, on a fait des enfants. Je suis retourné en Guadeloupe avec ma famille en 2001. J’ai transmis à mes enfants le goût de la cuisine de Guadeloupe, et ils connaissent la saveur des mangues et des avocats cueillis sur l’arbre. À Saint François, j’ai donné des cours de Ka aux enfants dans les écoles, et j’ai joué dans un groupe de reggae : « Crucial ». On répétait presque chaque jour et on jouait tous les week-ends.”
Anne revient du parc Pastré, et Franck dispose sur la table les ingrédients des bokits :
La pâte pour 9 personnes au moins :
– 500 g de farine
– 1 c à s de sucre
– 1 c à s de sel
– 1 sachet de 10 g de levure
– 25 cl d’eau tiède
– Huile de cuisson
Franck verse la farine dans un saladier et la mélange avec le sucre, le sel et la levure. Puis, il ajoute peu à peu l’eau tiède en pétrissant longuement sa pâte comme une pâte brisée. Il forme une boule et la recouvre d’un tissu mouillé “pour une heure au moins”.
Les garnitures :
– Le chatrou :
– 500 g de poulpe
– Bois d’Inde ou laurier
– 1 oignon
– 1 poivron
– Persil, ciboulette, thym
“J’ai préparé hier le chatrou. Je l’ai fait bouillir 1 h 30 dans de l’eau avec du laurier – à défaut de bois d’Inde. Puis, je l’ai coupé en petits morceaux et fait revenir 2-3 minutes dans une poêle avec un peu d’huile. J’ai ajouté un oignon émincé, du thym, du persil et de la ciboulette ciselée, un poivron coupé en lamelles et j’ai laissé mijoter une petite demi-heure…”
La morue :
– 500 g de morue mise à dessaler la veille ou faîte bouillir trois fois.
– 1 oignon
– Des cives
– 1 poivron rouge
– Persil, ciboulette et thym
“J’ai enlevé la peau et les arêtes de la morue cuite en l’émiettant. J’ai ensuite coupé l’oignon, les cives et le poivron en petits bouts, hâché les fines herbes et mélangé le tout.”
Franck sort des piments “pour ma mère, s’il n’y avait pas de piment, c’était fade. À l’époque, on ne mettait pas de sel et de poivre sur la table mais du piment et du citron”.
Pour garnir les bokits, il y a aussi :
– Des avocats
– Une assiette de feuilles d’épinard et de roquette en guise de salade
– Des cives émincées
La sonnette retentit, il est midi passé. Arrivent Maylie, la fille de Franck et Anne, et son ami, Rémi. Tous deux sont gourmands et cuisiniers. Franck ne tarde pas à leur demander un coup de main pour les derniers préparatifs. La famille élargie cherche un grand lieu hors de Marseille mais pas trop loin, pour ouvrir un restaurant, des chambres d’hôte et cultiver un potager. Maylie coupe un gros avocat, l’écrase et Rémi termine la préparation du féroce en ajoutant peu à peu de la farine de manioc. Il en fait de délicieuses billes de la taille d’un calot.
Samuel, le frère de Maylie, entre à son tour, suivi de peu par mon compagnon et mon fils. Franck s’occupe des petits pains. Il étale à l’aide d’une bouteille de rhum un peu de pâte qu’il plonge dans un wok à moitié empli d’huile chaude. Avec une cuillère, il arrose la pâte qui dore et gonfle très rapidement. Il ôte alors le pain qu’il pose sur du papier absorbant. Il le coupe à moitié dans la longueur de façon à le garnir comme un fricassé ou un pain bagnat, l’emplit de morue, de salade, d’avocat, de cives et me tend le bokit à déguster tiède. Un peu gênée d’être la première servie, je croque néanmoins goulûment, un peu déculpabilisée par la vue des autres convives un planteur, un p’tit punch ou un jus d’ananas à la main… “T’inquiète pas, me glisse Maylie, c’est toujours comme ça avec les bokits, personne ne mange en même temps… “ Chacun se régale tour à tour, les bokits au chatrou, fondants, succèdent aux bokits à la morue et les retrouvailles antillaises et gourmandes battent leur plein.
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