Les aubergines de Kadi
Depuis plus de 20 ans, Malika Moine croque la vie en dépeignant l'actualité plus ou moins brûlante de Marseille et d'ailleurs. Au long cours, elle s'intéresse aussi aux lieux où l'on boit, mange et danse parfois. Pour Marsactu, elle va à la rencontre des gens dans leur cuisine. Elle a croisé Kadi, réfugiée ivoirienne, au squat de Saint-Just.
Les aubergines de Kadi
Depuis le 18 décembre 2018, des membres du collectif migrants 13 occupent une grande bâtisse qui appartient au Diocèse, et mettent ainsi à l’abri des mineurs isolés et des familles. Ironie du sort, ce bâtiment de 60 chambres avec salles de bain, se trouve à quelques pas du conseil départemental, qui selon la loi devrait prendre en charge les mineurs isolés.
De nombreux volontaires se mobilisent quotidiennement pour assurer le ravitaillement, la scolarisation, une assistance médicale et juridique et diverses activités aux exilé-e-s. La première priorité, c’est la nourriture. Dans cette grande maison, grâce aux dons de particuliers et aux collectes auprès de structures et d’associations, 250 personnes mangent chaque jour. Et se font à manger…
Lorsque je demande aux volontaires qui aime cuisiner, c’est vers Kadi que l’on m’envoie. Elle me reçoit dans sa chambre et me raconte son histoire.
Elle est ivoirienne : “J’ai grandi au centre-ville d’Abidjan, au Plateau. A l’âge de 8 ans, mon père m’a envoyé dans un restaurant laver les assiettes pour les femmes qui cuisinaient. Je gagnais 300 francs CFA par jour. Il ne voulait pas que j’aille à l’école, une de ces amis lui avait dit que les filles qui fréquentaient l’école refusaient ensuite de se marier. J’ai appris à cuisiner dans ce restaurant, en regardant les femmes faire la sauce arachide, la sauce tomate, la sauce graine, babassou et gombo, et à cuisiner l’agouti -une viande de brousse, le bœuf, le poisson… À 15 ans, j’ai été travailler chez des Libanais et la femme m’a appris des plats de chez elle. À 19 ans, mes parents ont voulu que je me marie mais j’ai refusé, même sans avoir été à l’école ! Mon père nous battait et quand j’ai annoncé que j’étais enceinte, il m’a frappé si fort que j’ai cru que j’allais mourir. C’est alors que je suis partie, avec Mohamed. On est passé par le Burkina Faso, le Mali, et la Libye. Là-bas ils nous ont séparés et on a été en prison. Un gardien a eu pitié de moi quand il m’entendait répéter « Inch’Allah, ça va aller… “. Une nuit, il est venu me chercher et m’a fait monter dans un bateau. On a été secouru par l’Aquarius, au moment où notre canot avait plus d’essence et prenait l’eau. J’avais mal au ventre et on m’a transporté dans la première ville venue, Agrigente. C’est là que Mohamed Junior est né.”
Un an de pérégrinations entre Paris et une petite ville dans laquelle elle fait sa demande d’asile, avant de retrouver la trace de Mohamed, son compagnon, par… Facebook. Elle le rejoint à Marseille. Ils habitent depuis plusieurs mois au squat.
Ce jour-là, Kadi me fait une liste de courses à rapporter le lendemain, sans me donner vraiment de proportions : des oignons, du poisson, des aubergines, des tomates, des piments, de l’akpi, du riz -j’ai pris 2 kg mais Kadi me dira “C’est peu, ça fait pour 4 personnes, nous on mange beaucoup, on n’est pas comme les blancs !”. C’est vrai, chez nous on prévoie entre 60 et 100 grammes par personne… pour la suite de la recette, je suis Kadi et vous livre ce que j’en ai vu, humé, goûté.
Pour trouver de l’akpi, c’est à Noailles qu’il faut aller
Quoi qu’il en soit, c’est à Noailles, cœur gourmand de la ville, que je me rend et bien m’en prend car je crois qu’il n’y a que chez Tamki, à Marseille, où l’on trouve de l’akpi. Ce sont des amandes de djansang, un arbre fruitier des forêts tropicales. Chez le poissonnier, je prend un gros mulet, mais vous pouvez choisir un autre poisson qui se tienne bien dans une cuisson en sauce. Il faut aussi du concentré de tomate et des bouillons cubes, mais j’oublie d’en acheter.
À 11h, je retrouve comme convenu Kadi dans la cuisine du rez de chaussé, où s’affairent déjà plusieurs jeunes. Diadje se joint à nous, il épluche les oignons. Pendant ces quelques heures passées dans la cuisine, il sera toujours présent, à essuyer une table ou laver tel ustensile, rappelant à chacun la nécessité de nettoyer après avoir cuisiner. Kadi épluche 6 ou 7 aubergines et les coupe en huit. Elle coupe en quatre les 5 ou 6 tomates rondes, et 6 petits piments longs. Elle rince les légumes coupés et les met à bouillir avec de l’eau dans un grand wok à couvert. “Je ne sais pas quand ce sera prêt, si je donne une heure je vais mentir”, me dit-elle. Pendant que les légumes cuisent, Kadi nous sert une assiette de riz, oignon, piment délicieux qu’un jeune a cuisiné – je constate qu’il n’y a pas 1 kg de riz pour nous deux dans l’assiette.
Du poisson, garder la tête
Kadi coupe le poisson en tronçons de 10 cm, et elle lave soigneusement chaque morceau, en enlevant les dernières écailles oubliées par le poissonnier et la petite peau noire de l’intérieur. Elle garde la tête. Elle met le poisson à cuire dans une gamelle d’eau dans laquelle elle ajoute deux piments oiseaux entiers et trois bouillons cubes de crevette (si elle avait eu aussi poulet, elle aurait mis deux de l’un et deux de l’autre).
Pendant ce temps, des jeunes cuisinent : omelette, frites, sardines, spaghettis. Si vous voulez apporter des vivres au squat, sachez qu’il y a un besoin perpétuel d’œufs, de sardines, d’huile d’arachide… la viande aussi est très prisée !
Kadi enlève un peu d’eau de cuisson des légumes et les mixe consciencieusement avec le concentré de tomate, à l’aide d’un mixer que lui a donné une volontaire : “C’est magnifique !”, me dit-elle en désignant le robot qui couvre la musique sousou de Bobo Fanté que Kabuné a mis en cuisinant des frites à la poêle.
On ne compte pas les graines
Elle met la sauce légumes qui est maintenant un velouté, dans la gamelle dans laquelle cuit le poisson. Elle fait griller des graines d’akpi sur une plaque. “On ne compte pas les graines, on met, c’est tout”. En tous cas, ces amandes ne sont pas fortes, elles donnent juste du goût.
Pendant ce temps, Kabuné rajoute une boîte de sardines à sa poêlée et fait cuire une petite omelette avec.
Le compagnon de Kadi, Mohamed, arrive avec un sac plein de courses. Il va lui aussi cuisiner des aubergines qu’il a coupé en dés hier, sinon, me dit-il, “elles vont se gâter”. Mais ce n’est pas la même recette, il prépare une sauce aubergine-gombo, et du Dà -c’est le nom malinké de feuilles qui ressemblent à des épinards mais en un peu citronné.
Il va aussi faire du Djao. Pour m’expliquer la recette, il me montre sur son téléphone un site : “Cuisine, trucs et astuces de Binta”, avec la recette en accéléré et une musique un peu électro. Je préfère le regarder. Kadi l’aide à trier le Dà, et tourne de temps en temps la sauce poisson qui cuit à gros bouillon, rajoute du sel. Elle prend un peu de jus et mixe les graines d’akpi avec, et rajoute la mixture à la sauce. Elle me fait goûter en laissant tomber quelques gouttes de sauce dans la paume de ma main : elle n’a pas usurpé sa réputation d’excellente cuisinière, c’est délicieux !
Mohamed met à griller dans une poêle des crevettes et des petits poissons séchés.
Kadi prépare le riz : Elle fait bouillir l’eau, jette le riz dedans, mélange bien et couvre avec la bassine. Elle laisse mijoter, tourne de temps en temps, rajoute un peu d’huile de tournesol. Ensuite, elle déchire un sac plastique et en recouvre le riz, avant de mettre la bassine par dessus. J’ai vu un jeune faire pareil avec les spaghettis. “C’est un moyen de cuisiner avec peu d’eau”, m’explique Kadi devant mon air méfiant et ahuri. Le poisson continue de mijoter tandis que Mohamed mixe les poissons séchés avec des cubes de “magie noire”… et cuit le Dà à l’eau avant de l’égoutter.
Kadi est partie un moment, deux jeunes font la vaisselle, la cuisine est calme.
Quand Kadi revient, il est à peu près 14h, elle propose aux volontaires de manger, déçue que la plupart soient en réunion, elle aurait voulu offrir ce plat comme un remerciement. J’insiste pour qu’elle s’assoit avec nous pour manger, et finalement, les jeunes qui entrent ont faim et se mettent à table, dans la joie de partager un bon repas cuisiné avec soin et amour.
PS : Pour se tenir au courant de l’actualité du squat et de ses besoin en ravitaillement, rendez-vous sur sa page facebook.
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