[Histoire d’ateliers] Dans l’atelier de Frank Garam
Après s'être invitée dans les cuisines des Marseillais, la dessinatrice Malika Moine part à la découverte des ateliers d'artistes. Pour Marsactu, elle et ses crayons se glissent dans les coulisses de la création, afin de raconter des lieux qui en disent parfois autant que leurs occupants.
L'atelier de Frank. Illustration Malika Moine.
Je me souviens d’une soirée trépidante il y a quelques années, un soir du festival Portes Ouvertes Consolat. À l’issue d’une journée de pérégrinations, je m’étais aventurée dans une cour du boulevard de la Libération, et retrouvée dans un atelier fabuleux, peuplé d’innombrables objets étranges suspendus, enchevêtrés dans un désordre savamment orchestré. J’avais rencontré Frank Garam, l’hôte de ce merveilleux cabinet de curiosités.
Il a déménagé depuis, mais j’étais certaine que son nouvel atelier serait tout aussi extraordinaire et indispensable à ma galerie de portraits d’atelier. Je me rends un début d’après-midi dans son lieu de la rue Thiers.
Sur la devanture, des guirlandes d’objets insolites, perles, playmobile, Schtroumpfs et têtes de poupées… Je suis arrivée à bon port… J’entre dans l’antre de Frank. Les murs sont tapissés de placards et d’étagères dévolues qui, aux bocaux de perles, qui, aux objets improbables. Des tiroirs mystérieux laissent imaginer la multitude de jouets et de choses incongrues qui y dorment. Des vitrines, petits mondes parallèles où se jouent d’innombrables histoires. Du plafond tombent des stalactites de chaînettes, dauphins de plastiques, têtes de poupées, autos ou rubik’s cubes…
Au centre, “la table à refaire le monde”, ronde et cartographiée, est presque vide — le bazar apparent de l’atelier de Frank n’en est pas un. Il me fait visiter son atelier et espace de vie. Quelques marches mènent à une pièce, aveugle, dédiée au collage. De nouvelles marches nous entraînent à la cuisine-chambre.
Il jette dans de l’eau du café pour faire un café turc.
Nous regagnons le premier espace et Frank me raconte comment il a quitté son atelier du boulevard de la Libé pour celui-ci : “Je revenais ravi de Lausanne où la collection d’art brut avait accroché mon grand lustre, fruit de 10 ans de travail. Dans la boîte aux lettres, un courrier m’attendait. Il me donnait trois mois pour partir. J’ai failli mourir. J’ai lancé un appel à l’aide. On m’a conseillé de me rapprocher des élus et j’ai fait « un pataquès ». UNICIL – une sorte de HLM – m’a fait visiter différents lieux. J’ai accepté de venir ici pour pas craquer. Au moins, il y a de la surface mais c’était vraiment pourri. J’ai refait les WC, une douche – j’ai toujours pas l’eau chaude mais je me suis habitué. J’ai dû tout démonter là-bas. Le soir du déménagement, je me suis pété le dos et pendant deux ans, ça a été l’enfer… Il fallait tout reconstruire : c’était comme un mikado géant. Puis, ça a été la guerre de la Plaine, suivie du Covid. Avant le confinement, j’avais des invitations pour des résidences en Italie, en Bretagne mais tout s’est arrêté.”
Je le questionne sur le lien entre sa création et son atelier. “Dans l’autre atelier, il y avait la cour, une vie avec les voisins, tous les soirs il y’avait apéro… ça faisait partie de mon équilibre. Aux POC, je faisais la soupe au pistou, parfois pour 150… Ici, c’est pas pareil. Pour moi, vivre est compliqué et ici, c’est dur, bruyant. Quand je suis arrivé, je ne pouvais pas dormir. C’est inconcevable pour moi de ne pas habiter dans mon lieu de travail.”
De fait, le flot incessant des voitures qui remontent la rue Thiers est à peine couvert par la musique de Radio Nova. Il m’explique : “Pour travailler, j’ai qu’à ranger. Je prends les objets, je les nettoie, parfois, je les démonte – et je les assemble. C’est l’enchaînement des choses qui parle, comme avec des mots, des couleurs. Ça raconte une histoire. Quand tu es artiste, tu crées un langage et pour moi qui suis si timide, je me suis aperçu que je séduisais les gens avec ce que je créais. Chacun retrouve forcément quelque chose qu’il a vu enfant chez sa grand-mère… Mais je n’ai plus l’énergie de faire des mécaniques de mobiles comme à l’autre atelier et j’en ai marre de travailler seul ici. En même temps, je ne vois pas avec qui je pourrais partager ce que je fais.”
Au-dessus de la table, un poste de rangement. “C’est comme ça qu’a commencé le lustre de Lausanne, une suite d’enchaînement qui finissent par faire une histoire” — ou une série d’histoires. Frank dit, comme Charlie Parker “Je construis le monde dans lequel je vis”. Mais parfois, ces milliers de bouts de bois, de fer, de trucs chinés, entreposés dans sa cave et qui prennent vie dans son atelier le questionnent. “Ça devient une prison si tu dois bouger vite et il faut que ça serve à un moment donné, à moi ou à quelqu’un d’autre. Des fois, je pense à tout vendre…”
Tu fais des trous dans les objets, tu passes le fil de fer et tu les relies
Dans la pièce attenante, l’établi et les outils. “J’ai toujours été passionné par les outils et maintenant que j’en ai plein, ce que j’aimerais, c’est ne plus en avoir ! Je viens du luminaire. Je travaillais à la Maison Mouret – j’ai restauré les luminaires du musée Grobet Labadié : j’ai adapté la technique aux objets et je fabrique tout”. Et pour joindre le geste à la parole, Franck fabrique un clou avec du fil de fer, sûr, rapide et précis. “Tu fais des trous dans les objets, tu passes le fil de fer et tu les relies, c’est la technique du montage des luminaires de luxe, une fabrication maison de maille de chaine”.
La pince à cristaux est posée en évidence sur l’établi, aux côtés d’une pince coupante. Non loin, un lourd baguier emprunté au bijoutier, pour former les cercles de n’importe quelle taille. Et un baguier pour les bracelets, une clé pour détordre, “toutes les scies que tu veux” ; pleins de petits outils pour faire des trous, de la mini perceuse à la plus grande, méthodiquement suspendues sur un portant fait maison, des supports fabriqués par ses soins avec des bouts de ferraille et de tubes abritent les différentes pinces et sont reliés à une lampe de dentiste. De l’établi à ces rangements d’outils, Frank a tout fait sur mesure – “il n’y a que l’étau que j’ai acheté neuf !”.
Vient la question du nerf de la guerre – ou de la paix. Frank me répond sans détours. “Je touche une allocation d’adulte handicapé et j’ai eu un peu de sous de ma famille. Je jongle avec ça. J’ai presque jamais rien vendu. À Lausanne, ils ont voulu me donner 5000 francs suisses pour mon lustre, mais j’ai refusé. C’était pas sa valeur -10 ans de travail – et mettre un chèque à la banque, m’est compliqué. J’arrive pas à gérer les papiers et même une sonnerie de téléphone à la télé ou chez la voisine me met la boule au ventre… J’ai maintenant une carte d’identité et une carte vitale – que m’a fait ma sœur. Je sais mettre en harmonie les choses entre elles mais je suis incapable de faire un dossier !”
Il déclare : “J’ai 61 ans, mais je suis pour la retraite à 60 ans, voir à 55, hélas, c’est l’âge où les artistes – s’ils ont du pot – commencent à vendre, à moins qu’ils aient un terrible relationnel… J’aimerais faire un dernier truc : une expo dans une galerie… mais pas à Marseille.” À bon entendeur, salut ! Si l’envie vous prend de rencontrer Frank Garam et de découvrir son extraordinaire cabinet de curiosités, vous pouvez taper à sa porte une fin de journée, au 67 rue Thiers, avec une bouteille et pourquoi pas de quoi casser la croûte. Vous serez bienvenus.
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hé oui mon ancien voisin un génie viré par la gentrification !
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