[Entre les lignes] Biffe de marque
Auteur, slameur, Mbaé Tahamida Soly est l'un des fondateurs de la Sound musical school B Vice à la Savine. Voyageur sans permis, il utilise au quotidien les transports publics. Ils lui offrent la matière de portraits de voyageurs, écrits comme des saynètes et postés sur les réseaux sociaux. Pour Marsactu, il en fait une chronique à lire entre les lignes.
Dessin : Ben 8
Le métro recrache ma vieille carcasse sur le quai de la station Gèzeenfin débarrassé de ses détritus et de ses mauvaises odeurs. Adieu les poubellesqui débordent et qui font la joie des nuisibles. Un événement que le gars en chasuble violette chargé de la sécurité semble fêter en se descendant une petite fiole noire qu’il remet prestement dans la poche intérieure de sa veste tout en fumant sa clope.
À l’arrêt de départ de mon 30, le tableau d’affichage indique qu’il aura 30 minutes de retard à notre rendez-vous. Et comme d’habitude, pas une information pour nous expliquer le pourquoi du comment. Je décide donc de l’attendre tranquillement et me pose sur un des bancs en pierre situé à quelques mètres du tableau d’affichage. Je commence à écrire quelques notes sur mon téléphonepour une chronique quand débarque devant moi une dame habillée d’un survêtement gris, un foulard sur la têteet claquettes aux pieds. Elle a un bras chargé de cabas, d’un seau hermétique blanc et tire péniblement un caddie rouge rempli à raz bord avec l’autre. Essoufflée, elle s’assoit quelques secondes à ma gauche puis me demande :
– Monsieur, s’il vous plaît, vous pouvez garder ça pour moi ?
– D’accord, mais ne tardez pas trop quand même.
– Je fais vite, merci beaucoup.
Je la laisse partir et continue à rédiger mes notes. Elle revient exténuée au bout de cinq minutes en portant cette fois-ci des sacs pleins et encore des cabas. Elle s’assoit près de moi pour reprendre sa respiration.
– S’il vous plaît, vous pouvez me prêter votre téléphone ? Je n’ai plus de crédit et je dois appeler mon frère pour venir m’aider à porter tout ça.
J’arrête d’écrire et je lui tends mon appareil
– Allô, tu es où ? Je suis seule, je ne peux pas porter les affaires toute seule. J’ai que deux bras !
–
– Ça fait une heure que j’attends. La police m’a dit de partir sinon ils vont revenir et ils vont tout mettre à la poubelle.
Je regarde de plus près les affaires de ma voisine et me rend compte qu’elles sont composées d’un fatras d’objets divers : chaussures habits, bibelots de toute sorte, ustensiles de cuisine jouets… “C’est une des nombreux biffins du rond-point Gèze”, je me dis. (Vivement que ce projet d’un lieu pour les accueillir voie enfin le jour. Ils pourront ainsi exercer leur métier sans causer de nuisance visuelle, en toute légalité et à l’abri des intempéries.)
Cette dernière raccroche le téléphone et me remercie chaleureusement. Pendant ce temps, une petite foule s’est formée devant l’arrêt. Parmi elle, un trentenaire attire mon regard : béret Kangol sur la tête, sac Armani en bandoulière, chaussures grises Hugo Boss aux pieds pods dans les oreilles iPhone dans une main il est vêtu d’un ensemble Lacoste.Il dandine de la tête tout en examinant les gens autour de lui. Comme pour nous dire à nous autres mal fagotés d’apprécier l’honneur de sa présence et sa mise. De temps à autre, il scrolle dans son iPhone pour changer de musiquepuis reprend le rythme de plus belle. Un jeune ado d’à peu près 12-13 ans, les bras chargés de sachets remplis de courses se tient à ses côtés. Il a le visage rosé perlant de sueur et tire une gueule d’enterrement. Ses yeux revolverme font comprendre que l’objet de sa colère n’est autre que l’homme debout à côté de lui. Dans un souffle d’énervement le minot lâche les sacs de coursespar terre pour reposer ses bras ankylosés.
– Oh, tu vois pas que c’est sale par terre ? Respecte un peu.
Le minot soulève alors ses sacs avec un grand soupiret lui répond :
– Vas-y aide-moi un peu s’il te plaît, j’ai mal aux bras !
– T’es pas content ? Je t’ai acheté ce que tu voulais, non ? Maintenant, tu portes.
– Mais papa, c’est lourd !
– Tu sais combien ça m’a coûté tout ça ? Et toi, tu laisses ça par terre, normal !
– Je suis fatigué.
– Je m’en fous, tu ne les poses pas par terre, c’est crade.
– Et puis c’est pas que pour moi tout ça. Il y a des affaires à toi aussi, et toi tu ne portes rien.
– Je paie déjà, alors toi tu portes, c’est tout.
– Je suis fatigué, j’ai mal aux bras !
– Tu veux que je les ramène au magasin ?
– Ben, si c’est comme ça, vas-y alors. Ramène-les. Je m’en fous maintenant.
– Ha wai, c’est comme ça que tu me parles ?
– Vas-y rentre chez toi. C’est pas la peine de m’accompagner jusqu’à la maison, je sais rentrer tout seul.
– Je te jure, je ne t’achète plus rien.
– C’est bon. Parce que tu me fais des cadeaux tous les cent ans, tu vas me le répéter jusqu’à la fin de ma vie ?
Papa mannequin perd son calme et va pour cogner son fils quand ma voisine l’arrête dans son élan.
– Monsieur, ça ne se fait pas de frapper les enfants !
– C’est mon fils, je fais ce que je veux.
– Même si c’est votre fils, vous n’avez pas le droit de le taper, même un chien on n’a pas le droit
– Vas-y dégage de là, clocharde ! Mêle-toi de tes affaires !
– Je me mêle de ce qui me regarde. Vous n’avez pas le droit de frappervotre enfant, c’est tout.
– Oh je vais t’en coller une, tu vas voir.
– Allez-y. Je n’ai pas peur de vous. Je sais me défendre.
– Attends, tu vas voir !
Ma voisine se lève de son séant tandis que je m’interpose entre les deux belligérants. Fort heureusement, le frère de la biffin arrive à point nommé pour prendre la défense de sa sœur et m’éviter ainsi de prendre un pain. C’est un grand gaillard de près de 1,90 m avec des bras presque de la taille de mes cuisses.L’autre avec sa silhouette de top model ne fait pas du tout le poids et bat en retraite.
Il opte pour l’exercice violent de son autorité parentale. C’est alors que, contre toute attente, un bus débarque. Les voyageurs se ruent dedans comme des acheteurs compulsifs dans un centre commercial le premier jour des soldes. Le minot en profite pour se faufiler dans la foule et fuir les coups de son paternelqui veut laver son humiliation publique.
Une fois tous les passagers embarqués, le bus démarre passe la barrière levante de parking prend le rond-point Gèze puis s’éloigne sur l’avenue Ibrahim-Ali. Je vais pour me rasseoir et attendre la prochaine diligence pour la Savine quand je remarque les sacs de courses au sol. Dans sa rage, l’autre épouvantail des marques les a oubliés. D’un geste de la tête, je fais alors comprendre aux deux biffins qu’ils viennent d’hériter d’articles de luxe de première main pour leur prochaine biffe. Ces derniers les ramassent sans se faire prier et s’en vont prendre le 38.
Bonne et heureuse année 2025, les amis ! Santé de fer, émerveillement perpétuel, succès dans vos projets et prospérité en compagnie de ceux qui vous sont chers.
Commentaires
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Merci, Mbaé, que 2025 vous apporte la vitalité nécessaire à cette vie marseillaise pleine de rebondissements ! Je ne manque aucune de vos chroniques et suis toujours épatée par votre style : en peu de mots vous brossez des portraits et des situations plus vraies que nature 😉 Et souvent le sourire et les larmes se mêlent à la fin de la lecture… Merci encore pour ce regard unique !
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Merci infiniment pour ce retour 🙏 Ça me touche énormément. Le meilleur pour vous et les vôtres 🤲🏿
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Encore une super histoire qui tient sa morale dans les faits. L’observation lucide et bienveillante de nos congénères est une source d’inspiration que vous mettez parfaitement à profit !
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Merci beaucoup 🙏
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Mbaé Tahamida Soly, je vous souhaite une année 2025 pleine de joie et de bonheur, et le meilleur pour vous.
un peu triste et amusante aussi, votre chronique. presque la routine ?
et quelquepart une sorte de justice immanente.
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Merci, le meilleur également pour vous et ceux qui vous sont chers. On va dire ça, des fois on peut appliquer le karma à certains énergumènes 😁
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Merci Soly, meilleurs voeux, et surtout surtout, continuez à partager vos chroniques. Ce regard que vous portez sur les personnes et le monde qui nous entourent, nous encourage à en faire de même. Vous faîtes bien, vous faites du bien. A nous qui lisons, et à ceux dont vous decrivez un bout de vie. Et j’espère à vous.
Belle vie à vous Soly !
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Meilleurs vœux également à vous et à ceux qui vous sont chers 🤲🏿. Merci infiniment pour vos encouragements 🙏
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