[26 siècles d’engatse] Une pseudo légende massaliote : Ulysse chez les Phocéens
Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine, Ulysse rallie à la nage les rivages d'une cité au caractère ombrageux où on a l'engueulade facile.
(Illustration Michéa Jacobi)
Quand Poséidon, le dieu qui ébranle le globe et parsème tous les rivages des poils imputrescibles de sa barbe infinie, quand Poséidon, dit la légende, eut déchaîné sur le valeureux Ulysse tous les vents et toutes les tempêtes, il décida de faire choir sur lui la pire des catastrophes qui soit pour un marin : pétole et nuit noire. Pas un souffle de vent, pas un soupir. Pas une étoile pour servir de guide et, tout au long du jour, une brume dense et chaude interdisant tout repérage. Il semblait que l’eau même s’était mise de la partie, elle paraissait plus compacte et plus grasse qu’à l’habitude et se montrait rétive au moindre coup de rame. La chaleur était de plomb, l’eau douce commençait à manquer. Ulysse déprimait. Les dieux qui lui étaient d’ordinaire favorables étaient tous occupés à autre chose : Zeus partousait, Athéna fomentait une nouvelle guerre, Hermès composait quelque ineffable chant.
Seule Artémis, la farouche protectrice de la nature sauvage, la vierge boursouflée de mamelles, l’amie des pestes et des accouchements, songeait encore à notre héros. Comme elle savait que Massalia, jadis fondée par les Phocéens, continuait de lui rendre un culte, elle fit dériver son embarcation vers les rivages de cette cité. Et un matin, entre les doigts gris et humides de l’aube, Ulysse vit se lever une lumière rose et se dessiner une sombre élévation. Il comprit que c’était une île, il discerna sur sa crête un curieux alignement de silhouettes humaines. Il en fallait davantage pour l’effrayer. Jugeant que tout accostage était impossible, il plongea et nagea jusqu’à cet étrange terre et, quand, au risque d’écorcher ses cuisses et ses mains, il se fut hissé sur les premiers rochers, il entreprit de rejoindre le cortège qu’il avait aperçu.
Hommes nus
C’étaient des hommes nus. Ils avançaient lentement, le corps brillant de graisse. Ulysse prit leur pas, subrepticement. Il les vit descendre et s’aligner sur un ponton. Il attendit, dissimulé derrière un maigre massif de myrte. Une salpinx sonna. Ils plongèrent tous en même temps. Et lui, supposant qu’ils fuyaient quelque danger, se dépêcha de les imiter.
Il se trouva bientôt à la queue d’un banc de nageurs qui s’efforçaient, par toutes sortes de mouvements, d’avancer plus vite les uns que les autres. Ulysse comprit que c’était une compétition et, comme il n’était pas moins combattif qu’un autre, il y prit aussitôt part. Quelques instants plus tard, il était en tête. Moins d’une heure après il apercevait une plage où étaient dressés un podium et une table de banquet. Déjà, il entendait les hourras, déjà il redevenait un héros.
Scansions véhémentes
On l’accueillit en conséquence, et après l’avoir couronné de rameaux d’olivier, on lui présenta une large kylix garnie de légumes et de poisson bouillis accompagnés d’une pommade jaunâtre qui dégageait un terrible et envoûtant parfum. Ulysse n’était pas lachanophobe (1). Il goûta d’abord les carottes, les asperges, les pois chiches. C’était un peu fade, il essaya la sauce. Quel désastre ! Quel enchantement ! C’était sublime, ou catastrophique, il n’aurait su dire. Il poursuivit l’expérimentation en associant la pommade au poisson. Celui-ci avait été d’évidence salé puis dessalé, et le goût qu’il prenait associé à la sauce était encore plus étonnant. Le vainqueur ne savait que penser. Aimait-il vraiment ça ? N’était-ce pas trop, beaucoup trop ? Tandis qu’il savourait l’étrange mixture, il lui semblait que tout autour de lui en prenait le goût : le soleil qui commençait à taper, la brise marine, le grec curieusement accentué qui parcourait la table du banquet et les scansions véhémentes des aèdes chargés d’animer la fête.
Son cœur balançait encore quand une dispute éclata soudain. Un des convives s’était mis à contester sa victoire sous prétexte que son nom ne figurait pas sur les rôles de la courses. Engueulade monstre, pour et contre sans cesse opposés, bonne foi et mauvaise foi intimement mêlées, la controverse semblait interminable. Mais bientôt son côté répétitif fit fléchir les débatteurs. Les arguments s’espacèrent, le ton baissa, le débat se fit languissant. C’est alors que la lourdeur du met principal fit son œuvre. Tout le monde s’endormit.
“Quelle étrange contrée où, tels des Dionysos foireux, les gens, s’agonissent d’injures et finissent dans le giron de Morphée !”
Ulysse
Et Ulysse pensa : “Quelle étrange contrée où, tels des Dionysos foireux, les gens, s’agonissent d’injures et finissent dans le giron de Morphée !” Et il décida de rester.
L’expérience de son arrivée se répéta tout au long de son séjour. La cité où il avait débarqué était constamment en conflit, constamment immobile. On se désolait que, sur les flancs des monts qui entouraient Massalia, vécussent des tribus à moitié barbares qui pratiquaient le commerce d’aphrodisiaques et s’entretuaient pour en garder le monopole. Mais tout le monde allait faire ses emplettes en ces escarpements, et comme la marchandise était excellente, chacun oubliait sans tarder les crimes qui accompagnaient son commerce. On pensait que les esclaves employés en masse par la cité pour la propreté et les travaux publics s’étaient fâcheusement émancipés, qu’ils étaient des nantis, qu’ils avaient constitué une force nuisible responsable de tous les malheurs de la ville. Du coup les citoyens les plus irrespectueux se donnait le droit d’agir à leur guise, les plus honnêtes d’oublier de temps en temps qu’il convenait de l’être. On accusait les membres du conseil des six-cents d’être clientélistes mais on n’hésitait jamais à leur demander une faveur ou un passe-droit.
Les coffres dans lesquels l’on gardait les rouleaux où étaient recueillies les fantaisies des Dieux, les exploits des héros et les pensées des philosophes étaient le plus souvent inaccessibles. Mais qu’importe, on pouvait toujours aller au stade pour encourager les athlètes locaux. À moins que ce ne fut pour l’imbécile plaisir de conspuer leurs adversaires et de les vouer aux pires vilénies.
On aimait Massalia et on la détestait. On aurait voulu qu’elle soit majestueuse et aérée et l’on se réjouissait qu’elle soit bordélique.
On aimait Massalia et on la détestait. On aurait voulu qu’elle soit majestueuse et aérée et l’on se réjouissait qu’elle soit bordélique. On rêvait que sa population fût respectueuse et policée, mais on l’aimait telle quelle, gueularde et diverse. On souffrait que d’autre villes eussent meilleure réputation mais on pensait secrètement que c’était immérité, qu’il n’y avait qu’à Massalia où, tantôt nageant dans les ondes transparentes des moments de joie (nageant pour de vrai, comme seule la Méditerranée permet de le faire), tantôt traînant les pieds dans la crasse de la vie ordinaire, on était de vrais êtres humains, de vraies personnes, merveilleusement partagées entre le bonheur d’exister et la haine de soi.
Massalialogie
Ulysse adopta sans tarder le mode de vie des Massaliotes et leur façon de penser. Il avait une bonne amie, il fréquentait avec modération les paradis artificiels et ne concevait pas de faire plus d’un stade (2) sans emprunter son char. Il se plaignait et s’accommodait de tout et se laissait même aller, au soir des banquets, au pire des travers locaux : la massalialogie. Avachi sur une kliné, il dissertait sur le passé, le présent et l’avenir de la cité. Il pontifiait et ne manquait, pour renforcer son discours, de citer Xénophon, le pire des élèves de Socrate : « Une cité bien gouvernée est celle qui a de bons administrateurs ! » Mais aussitôt, il s’en voulait d’avoir été si bavard, si péremptoire et si plat, et son âme revenait au balancement propre à la contrée qui l’avait accueilli : “Quel est le mystère qui me garde en ce lieux ? Quel est celui qui m’enjoint de m’en aller ?” Il songeait à sa chère Ithaque, il rêvait d’y revenir. Mais, là encore, il restait Massaliote, Massaliote jusqu’à l’os.
La plupart des habitants de la cité avaient en effet vu le jour loin du Lacydon. Les uns étaient d’Agathé, Alalia ou Antipolis (3), les autres de Corynthe, Smyrne ou Xanthi. Tous avaient songé à un moment ou à un autre de leur vie à revenir au pays natal, et tous, comme aimantés par Massalia y avaient renoncé.
Mais Ulysse était un héros, un authentique, positif et prétentieux héros, bien décidé à ne pas laisser son odyssée se finir en eau de boudin. Et puis, bien qu’il eut connu maintes femmes au cours de ses aventures, il avait envie de revoir Pénélope. Était-ce qu’il l’aimait par-dessus tout ? Voulait-il seulement découvrir quelles sorte de motif elle tissait et détissait ? Se voyait-il déjà, cet agressif, ce belliqueux, en train de régler le compte des prétendants de son épouse ? Toujours est-il qu’on le vit, un soir sans lune, se dévêtir et entrer lentement dans les eaux qui baignent la plage de la Pythie. La mer était plate, l’horizon étoilée. Il se mit à nager doucement, sa longue barbe rousse épousant mollement la paresse des flots. Il partait vers l’Orient. Il dépassa les dernières îles de la rade. C’était au-dessus de lui comme des immenses mâchoires d’ombre. Un courant froid le fit frémir. Allait-il nager plus loin ? Allait-il rebrousser chemin ?
Nul ne le savait encore. Pas même lui.
1. La lachanophobie n’a rien à voir avec le docteur Lacan. C’est tout simplement la phobie des légumes.
2. 1 stade=158 mètres
3. Agde, Aléria, Antibes
Commentaires
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Merci, c’est délicieux, et en plus on apprend plein de mots !
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ah oui, joli moment de lecture.
grande puissance évocatrice.
“lachanophobe” !!! celui là je le retiendrai !
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Merci.Vivement la suite…
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Bravo ! C’est drôle et intelligent. J’attends aussi la suite avec impatience.
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Génial, merci Michea (je vais préparer un aïoli tiens !)
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Le plaisant réveil en ce petit matin de la Sainte Barbe – cette plongée me console des engatses qui m’ont, hier, empêchée de m’attarder auprès de mon gabian préféré et de découvrir ce bijou apocryphe.
Mon plus vieil ami, le polytrope Ulysse, me redonne l’élan pour (re)devenir bientôt massaliote à part entière. Cinq ou six semaines, et la re-migration sera effectuée ! Merci de ce présage homérique … même sans crèche, je vais planter mon blé reçu des Camoins voici quelques jours 😉
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Juste, fin, drôle et tellement vrai. La suite, vite svp.
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