[26 siècles d’engatse] L’immortel congrès
Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine, un congrès.
[26 siècles d’engatse] L’immortel congrès
Le Parti socialiste tient ce week-end son congrès au palais du Pharo. Les débats promettent d’être houleux. Au-delà des batailles de personnes, les deux tendances qui ont de tout temps traversé le mouvement socialiste : révolutionnaire et réformiste s’y affronteront, à la manière d’aujourd’hui : affadie, bâtarde, presque méconnaissable. C’était tout autre chose en 1879, à Marseille déjà, lorsque le Congrès Ouvrier Socialiste de France se tenait dans la salle des Folies Bergères (près de la place Sadi-Carnot). Les représentants venaient tous du monde ouvrier, les idées l’emportaient de loin sur les préoccupations électorales et l’on tenait à ce que les discussions soient à la fois démocratiques et approfondies comme en témoigne le compte rendu de plus de 800 pages qui fut ultérieurement publié.
Revenons 150 ans en arrière et retraçons la rencontre de trois personnages qui participèrent à ce que l’on nomme aujourd’hui : « L’immortel congrès ».
…
Tout mal assis qu’il était dans son wagon de troisième classe, Eugène Cépède parvenait tout de même à se laisser aller à la rêverie. Une rêverie tout imprégnée de solidarité, d’instruction universelle et d’éclosion inévitable d’une société nouvelle. Cet aimable trentenaire, chassé de l’école alors qu’il n’avait pas onze ans, s’était éduqué tout seul, en fréquentant les bibliothèques municipales. Il avait lu Robinson Crusoé, les Vies parallèles de Plutarque et les Misérables alors qu’il n’était qu’apprenti.
Il avait grandi, était devenu un excellent poseur de papier peint et avait quitté la littérature classique pour dévorer toutes les brochures socialistes qui lui tombaient sous la main. Il s’était alors affilié à la chambre syndicale des peintres en bâtiment. Il avait fait la connaissance du secrétaire, Isidore Finance. Il l’avait admiré, il était devenu partisan de ses conceptions : reconnaissance de la propriété privée, indépendance des syndicats, passage au socialisme par l’éducation. Il savait que son mentor allait s’exprimer au congrès auquel il se rendait, il faisait beau et c’était la première fois qu’il allait sur les bords de la Méditerranée. C’est pourquoi il se sentait particulièrement bien. Ses yeux ne quittaient le bleu du ciel que pour lire le nom des gares, imaginer quelles villes elles desservaient et combien de bons zigues y vivaient, prêts à construire avec lui un monde nouveau.
À Arles, le train s’arrêta un peu plus longtemps. Il restait une centaine de kilomètres, il fallait que la locomotive refasse le plein d’eau. Eugène se mit à la fenêtre. Il remarqua parmi la foule qui s’apprêtait à monter, une sorte de géant barbu. L’homme tenait d’une main une petite valise et de l’autre un journal plié dont on pouvait aisément deviner le titre : c’était L’ÉGALITÉ, l’hebdomadaire animé par Jules Guesde, partisan de la révolution prolétarienne et du collectivisme. Ce n’était pas tout à fait les idées d’Eugène, mais le jeune homme ne s’arrêta pas à ce détail. « C’est un gars de chez nous, pensa-t-il. Si seulement il pouvait s’installer dans notre compartiment, nous aurions une bonne conversation entre camarades. » Le hasard et les chemins de fer font bien les choses : quelques instants après l’inconnu s’installait en face du petit Cépède.
Bras dessus, bras dessous
Ils ne tardèrent pas à se parler. Ayant soupesé les convictions et la sincérité de chacun (la police était partout), ils ne tardèrent pas de commencer à l’avance le congrès auquel ils allaient assister. Mais s’ils s’opposèrent, ce fut tout en respect, tout en souci de se convaincre, tout en bonheur d’être en compagnie de quelqu’un de son camp. Puis ils passèrent à des questions plus pratiques. C’est alors qu’ils s’aperçurent qu’ils allaient loger au même endroit à Marseille : la pension de famille de la sœur de Marie Graves, une camarade qui devait intervenir au congrès en tant que déléguée de la chambre syndicale des ouvrières de Marseille.
C’est bras dessus, bras dessous qu’ils se rendirent donc vers leur commun logis. C’est avec un pareil ébahissement qu’ils découvrirent le sourire de Marie Graves. C’est dans la même extase qu’ils s’endormirent, rêvant de débats constructifs et apaisés, d’élan sans pareil donné au mouvement révolutionnaire et de camarades célibataires et prêtes à fonder avec eux une véritable famille socialiste.
C’est ensemble qu’ils rejoignirent les Folies Bergères le lendemain et s’extasièrent devant la salle et les participants. La tribune était parée de drapeaux de la patrie mêlés à ceux de la révolution. Aux murs, les écussons des villes représentées alternaient avec les devises du mouvement : Liberté, Égalité, Solidarité (plutôt que fraternité) ; Pas de droits sans devoirs. Pas de devoirs sans droits ; La terre au paysan, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous ; Science, paix, union, justice, brodés sur fond rouge. Les congressistes étaient en habit du dimanche, pour faire honneur à leur classe et les débats promettaient d’être parfaitement réglés, parfaitement démocratiques : élection d’un bureau de neuf membres à chaque séance, lecture du procès-verbal de la veille, lecture des rapports des délégués, portant chacune sur un thème annoncé de longtemps et intégralement retranscrit par une escouade de sténographes.
Eugène et Daniel (le géant s’appelait Daniel, Daniel Forestier et il était typographe) s’installèrent l’un à côté de l’autre sur les chaises réservées au public et ravis d’être présents dans une si solennelle assemblée, ouvrirent toutes grandes leurs ouvrières esgourdes.
La voix du Marseillais Jean Lombard s’éleva d’abord : « La bourgeoisie, s’élevant du peuple et se séparant indéfiniment de lui, détient tout. Appuyée sur un militarisme effroyable, sur un agiotage insensé, sur une féodalité financière écrasante, sur un système immoral, qu’une science fausse, l’économie politique prétend légitimer, elle rend de plus en plus impossible cette précieuse indépendance des hommes, l’autonomie de leur personne, l’émancipation des masses pour tout dire. » Ça, c’était envoyé. Les mille militants qui emplissaient la salle applaudirent à tout rompre les propos de l’ancien apprenti bijoutier. Les sténos notèrent « frénétiques bravos ! » et les délégués suivants prirent la parole. Ils lurent les lettres de soutien adressées au congrès par les socialistes italiens, suisses, roumains, ruthènes ou londoniens. Nos deux compères étaient ravis. Ah oui, le monde entier était en passe de devenir socialiste. On aurait pu écouter sans fin les encouragements des camarades de l’étranger. Mais la journée se terminait. En quittant les Folies, Eugène et Daniel avaient déjà hâte de retrouver leur place. Et demain, et après-demain. Après-demain surtout. La séance du 22 octobre s’intitulait en effet DE LA FEMME et Marie Graves, leur si séduisante hôtesse, devait prendre la parole. Après les débats, elle avait promis de leur faire découvrir Marseille.
« Je crois que vous avez moins le doute que la crainte
de notre égalité »
C’est Hubertine Auclert, ancienne institutrice qui prit la parole la première ce jour-là. Elle proposa d’associer le mouvement des femmes à celui du prolétariat : « Comme vous, nous avons été victimes des abus de la force. Dans notre société moderne, comme vous, nous subissons encore la force tyrannique de ceux qui détiennent le pouvoir, à laquelle s’ajoute pour nous la force tyrannique de ceux qui détiennent les droits… ». Elle renvoya l’assemblée, essentiellement composée d’hommes, à ses contradictions : « Si je posais cette question : Êtes-vous partisans de l’égalité humaine ? Tous me répondraient : Oui… Si je vous disais : Êtes-vous partisans de l’égalité de l’homme et de la femme ? Beaucoup me répondraient : Non. ». Et elle conclut sans ambages : « Je crois que vous avez moins le doute que la crainte de notre égalité. » Il n’importe, une triple salve accueillit le discours et on accompagna l’oratrice jusqu’à sa place, comme le notèrent encore les sténos, attentifs au moindre détail.
Louise Tardif gagna ensuite la tribune et parla essentiellement de l’éducation des filles. Elle fut très claire elle aussi : « Les préjugés de la société et la licence accordée aux hommes sont encore des causes d’infériorité de la femme. ». Il y eut d’autres intervenants, hommes et femmes, puis ce fut enfin le tour de Marie.
« Qu’ont-ils fait jusqu’à nos jours pour les femmes les grands et immortels principes de 89 ? Peu de choses, sinon rien.
Que sommes-nous aujourd’hui ?
Ce que nous étions avant 89. C’est-à-dire des esclaves ! »
Elle attaquait fort. La suite fut tout aussi brillante. Eugène et Daniel étaient subjugués. Était-ce la force du propos ? Était-ce la voix, le regard, l’audacieuse réserve de Marie mêlés à la précision de ses paroles ? C’était tout cela à la fois. C’était cela encore, quand ils se retrouvèrent tous les trois au bord de la mer.
Elle marchait lentement. Ils allaient du même pas, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite. Elle leur aurait bien donné ses bras mais elle sentait qu’ils n’auraient pas osé le prendre. Ils étaient très raides, très cérémonieux. Ils reprenaient comme de bons élèves les arguments qu’elle avait développés tout à l’heure, ils lui récitaient son discours comme des enfants récitent un compliment pour la fête des Mères. Ils arrivèrent sur la Corniche, à l’endroit où l’on venait de bâtir un luxueux établissement de bain. Ils longeaient le restaurant Lafleur. Une escouade de garçons en tabliers, prêts à servir ses messieurs de la haute, les regardaient passer. C’est ce moment que Daniel, le typo, le plus audacieux des deux, se décida à changer de registre. Pour se montrer sous son meilleur jour, son jour le plus mâle, le plus radical, il lança :
– Regardez-moi ça. Encore un truc pour les richards. Je te le réquisitionnerais ce resto, et j’en ferais un asile pour les miséreux.
– Laisse donc, répliqua aussitôt Eugène, comme piqué. Ils ne savent pas ce qui est bon, les bourgeois. Et la maison fait tout de même travailler son monde.
– Elle l’exploite tu veux dire !
– Bien sûr. Mais Lafleur est tout de même le propriétaire de cet établissement. Notre mouvement saura le convaincre, par la grève s’il le faut, de mieux traiter ses employés.
À partir de là, le ton monta et la discussion se changea en un débat théorique. Un débat dur et abstrait. Un débat pour se montrer plus malin et plus savant que l’autre, un débat pour ne jamais s’entendre. Eugène se fit pédant pour développer les thèses de son maître, Isidore Finance : « La propriété, de commune qu’elle était à son origine, expliqua-t-il, est devenue collective en passant par la tribu, pour arriver à être personnelle dans la famille moderne, voilà la loi naturelle, et le progrès ne rétrograde point ». Daniel, reprenant au mot près le discours le Jules Guesde martela : « La solution, c’est la nationalisation du capital immobilier et mobilier, depuis le sol jusqu’à la machine, mis désormais directement à la disposition des groupes producteurs. »
Les deux types s’étaient détachés de leur guide. Ils marchaient à présent quelques pas devant elle. Les voix s’étaient faites plus dures, les arguments avaient fait place aux insultes. On se traitait d’un côté de Girondin à la noix, de Valet du capital ; de Montagnard surexcité et d’Attila de pacotille de l’autre. On en vint aux mains.
C’est alors que Marie Graves qui suivait le débat de loin se décida à intervenir. Elle rattrapa ses deux amis, les sépara, défroissa la caquette de l’un, reforma le galurin de l’autre et donna en souriant son bras à chacun d’eux.
– C’est pas tout, Messieurs, faut aller au dodo. Demain le congrès continue !
Nota bene : Hormis Eugène Cépède et Daniel Forestier, toutes les personnes citées dans cette nouvelle ont réellement existé et la plupart ont participé à L’immortel congrès. Les propos qui sont rapportés sont ceux de leurs interventions. Ce sont ceux d’Hubertine Auclert que l’histoire a surtout retenus. L’ouvrière marseillaise Marie Graves, pas moins pertinente, pas moins féministe, a de son côté bel et bien sombré. Son nom figure tout de même pas dans le dictionnaire Maitron, la bible du mouvement ouvrier.
Commentaires
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