[26 siècles d’engatse] Le funambule et le doctrinaire
Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine : le voyage à Marseille du moine Jean Cassien, et sa rencontre avec les saltimbanques du (Vieux-)port.
(Illustration : Michéa Jacobi)
70 000 hosties, 140 évêques et 700 prêtres, le pape est venu au stade vélodrome et y a célébré une messe géante. La sobriété du christianisme primitif était bien loin. Seize siècles avant la venue de François, c’est un simple moine, Jean Cassien, qui arrivait sur les bords du Lacydon pour rédiger les premières règles monastiques, fonder l’abbaye de Saint-Victor et affronter les plus absconses controverses. C’est comme ça que s’appelaient alors les engatses dans les milieux religieux.
De tout temps, les jeunes gens se sont passionnés pour le sport, ou pour la vertu. C’est dans le second domaine que le jeune Cassien voulait s’illustrer. Il était né à Histria, ville grecque située sur le territoire de l’actuelle Roumanie. Il était de bonne famille et il croyait en l’Évangile. Il n’avait pas quinze ans lorsqu’il partit pour la Palestine, apprendre auprès des moines de Bethléem la manière d’aller au bout de la voie qu’il avait choisie.
Mais la force d’âme de ses modèles lui parut trop inconstante et trop exposée aux aléas de la vie collective, il décida de gagner les déserts d’Égypte. Là, les ermites pullulaient, poursuivant, chacun dans son coin, un incroyable concours d’élévation et de renoncement. Les uns vivaient en haut d’une colonne, les autres au fond de leur propre tombe. Certains restaient de longues années dans des arbres, menottées aux branches. Cassien passa sept ans auprès d’eux. Mais un certain Paphnuce lui révéla que tout ça ne servait à rien.
Envoyé sur les rives du Lacydon
Après avoir abandonné le monde et terrassé tous les vices, il lui resterait encore à gagner le plus difficile degré de la sainteté : “la complète purification des pensées pour adhérer sans cesse à Dieu dans la contemplation.” Le jeune homme sentit mollir ses ambitions et décida de servir le Christ de manière plus conventionnelle.
“Les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la pauvreté, la privation de toutes choses, ne sont pas la perfection, mais les instruments de la perfection.”
Il partit à Constantinople. Il avait abandonné l’idée d’être un ermite sublime, il voulait simplement diffuser les règles de l’exercice monastique. On l’envoya à Rome, il se laissa convaincre par le pape Innocent d’aller à Marseille. Il créa dans notre ville deux monastères, un pour les messieurs, un pour les dames. Puis, il entreprit de donner au clergé de Provence les Institutions cénobitiques, pour expliquer comment devait fonctionner un bon cloître, et les Conférences, pour rapporter les enseignements qu’il avait reçus au désert.
En rédigeant ces deux ouvrages, Cassien ne se faisait pas d’illusion. Dès le début, il avertissait ses lecteurs : “Les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la pauvreté, la privation de toutes choses, ne sont pas la perfection, mais les instruments de la perfection.” Mais son nom était déjà connu, et des Chrétiens venaient de toute la Gaule lui rendre visite, plus ou moins persuadés de trouver auprès de lui le secret de la vie éternelle. Il y en avait de toutes sortes : des savants et des incultes, des enthousiastes et des déprimés, des doux et des dingues.
Celui qui arriva de Bordeaux, l’an 404 de notre ère, était un pur doctrinaire. Il s’appelait Prosper (on l’appellerait plus tard Prosper d’Aquitaine), et il en tenait pour Augustin, évêque d’Hippone, l’actuel Annaba. Il avait lu tous les ouvrages de ce théologien, il avait même correspondu avec lui. Il savait par cœur des passages entiers des Confessions : l’épisode où Augustin, encore enfant, vole des poires, non pour les manger, mais pour “le simple plaisir de faire ce qui était défendu” ; le long passage qu’il consacre à la mémoire : “ce vaste palais où sont renfermés les trésors de ces images sans nombre que nos sens y ont fait entrer” ; l’aveu qu’il ne peut résister à la tentation sans l’aide de Dieu : “Nul ne peut être continent, si vous ne lui en donnez la grâce.” C’était surtout cela qui intéressait Prosper : la question de la “grâce”. Et son opinion, suivant celle de son maître, était toute faite : la grâce est accordée par Dieu, il est inutile de s’agiter pour l’obtenir.
Dès le début de l’entretien avec Cassien, il mit ce problème sur le tapis. Et celui du mal, et celui de la tentation. Il était excité, radical, volubile. Jean, l’ancien familier du désert, Jean le sage, Jean le mystique, prit le temps de l’écouter. Il tenta de lui faire comprendre que le mal n’était pas une chose aussi évidente qu’il croyait. “Il y a des voleurs qui savent détecter les objets cachés dans l’obscurité de la nuit. Quand ils ont dessein de cambrioler des maisons silencieusement, ils lancent avec précaution de minuscules grains de sable fin : ils reconnaissent alors les trésors invisibles à leurs yeux par le son qu’ils font naître au contact du sable. Le bruit leur fait deviner exactement les divers objets et les métaux différents. Ainsi les démons jettent en nos cœurs le sable fin de leurs tentations pernicieuses.”
Il lui conseilla d’être plus serein, de faire une petite cure de silence et de revenir le voir. L’autre voulut bien se retirer quelque temps dans la solitude, mais lorsqu’il revint, il était plus décidé à avoir raison que jamais. Et son obstination, sa capacité à tout expliquer en citant sans arrêt Augustin son maître, ne firent que s’accroître lors des entretiens qui suivirent. Cassien supportait la logorrhée de Prosper. Il s’obligeait au silence et à la douceur : ce bavard n’était peut-être qu’une épreuve imposée par l’Éternel. Mais les plus grandes patiences ont une fin.
Les saints et les danseurs de corde du port
L’ultime entretien eut lieu un jour idéal de septembre, un jour de ciel immobile et de bleu permanent. Prosper, insensible à la météorologie, arriva chez Cassien plus agité que jamais. Il venait des Carmes, il avait fait le tour du port. Il n’avait cessé tout le long du chemin de remuer ses idées sur la grâce, de préparer des démonstrations, d’imaginer les arguments qu’on allait lui opposer. À peine était-il arrivé qu’il se mit à débiter le long et tortueux discours qu’il avait fabriqué en marchant. Cassien l’écouta, le laissa finir et lui posa une question :
– “Et qui as-tu vu tandis que tu venais me rendre visite ?
– J’ai vu des gens. Des gens, quoi. N’importe qui.
– Et sur les quais, qu’as-tu vu ?
– J’ai vu la populace se réjouir du spectacle que leur donnaient des saltimbanques.
– Y en avait-il qui jonglaient ? Qui marchaient sur des fils ?
– Il y en avait.”
Eh bien, écoute, toi qui prétends devenir meilleur. Et là, Cassien se mit à développer une métaphore qu’il reprendrait plus tard dans ses écrits : “Je comparerais volontiers les saints aux danseurs de corde, vulgairement appelés funambules. Lorsqu’ils s’efforcent de garder fidèlement le souvenir de Dieu, ne semble-t-il pas qu’ils marchent dans le vide, sur des cordes tendues dans les hauteurs de l’air ? Or, les funambules, qui jouent leur vie sur un passage aussi étroit, ne doutent pas que la mort ne les attende, cruelle, instantanée, si le moindre défaut d’équilibre vient à les faire dévier et quitter la direction d’où dépend leur salut.” Et il invita son contradicteur à retourner voir les bateleurs.
Ils allèrent sur le port. Il n’y avait pas encore d’ombrière ni d’amplificateurs portables, mais on y dansait et on y faisait déjà des acrobaties.
– “Regarde, dit Cassien, crois-tu que la grâce de marcher sur les mains leur soit tombée du ciel. Crois-tu que leur volonté n’y est pour rien ?
– Bah, répondit Prosper, ce ne sont que des histrions, des bouffons, des singes.”
Sa réponse tomba hélas dans l’oreille d’un membre de la troupe. Celui-ci saisit l’Aquitain par le collet et lui administra un magistral “coup de boule”. Un spectateur, voyant qu’on agressait une personne si fragile, voulut aussitôt prendre sa défense. Il s’ensuivit une mêlée générale.
Tandis que pleuvaient les coups et les insultes, Cassien se retirait en douce. Et, pressant lâchement le pas vers son écritoire, il avait déjà en tête une autre idée, une autre façon d’exprimer sa foi. Il était quand même plus facile d’écrire que de marcher sur une corde.
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