Michéa Jacobi vous présente
12 mois à Marseille

[12 mois à Marseille] Novembre au ciné

Chronique
le 22 Nov 2025
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Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. En ce mois de novembre, la famille s'active pour résoudre la mystérieuse énigme du poulpe d'or. Pour leurs investigations, ils se retrouvent à partager une séance de cinéma à la maison.

(Illustration : Michéa Jacobi)
(Illustration : Michéa Jacobi)

(Illustration : Michéa Jacobi)

Résumé : La mort d’un des pensionnaires de Zoé a mis dans les mains de la famille une mystérieuse énigme. Les quatre de Verduron, enfants et adultes, vont tout faire pour la résoudre.

Novembre

Les morts en tête

Et tous les saints

Vite rentrons

Dans notre essaim

OCTOPUS AUREUS IN OCTAVO EST, IN OCTAVO, UBI MAGNUM SCUTUM VOLAT.

La pieuvre dorée est dans le huitième, au huitième, là où flotte le grand bouclier.

Telle était l’énigme à laquelle était confrontée la petite famille de Verduron. “Le poulpe d’or, mais c’est bien sûr !”, telle était la piste qu’avait aussitôt levée le plus jeune des fils de Zoé. Où avait-il trouvé ça ? Dans un vieux numéro d’Historia qu’il avait ramené en douce du cabanon de Callelongue. L’article était-il illustré ? Oui, il y avait une assez mauvaise photo (tirée de la presse locale) qui montrait un homme à barbe blanche et une jeune femme présentant un objet étincelant à un journaliste. Que racontait l’article ? Il est nécessaire de laisser à ce feuilleton quelques lignes pour le dire.

Fin avril 1968, une équipe d’archéologues professionnels et bénévoles qui fouillaient le sol d’une ancienne verrerie de Trinquetaille, un faubourg d’Arles, avaient découvert un atelier romain de joaillerie. Toutes sortes de bijoux. Une vraie pêche miraculeuse qu’ils avaient enfermée, faute de trouver mieux, dans un abri de chantier fermé d’un simple cadenas. Non sans avoir présenté à la presse la plus précieuse de leur découverte : une pieuvre en or massif finement ciselée. C’est alors qu’avait éclaté la révolte étudiante, bientôt suivie d’une grève générale. Admirateurs de Cohn-Bendit ou membres de la CGT, toute la troupe avait rejoint le mouvement, le chantier s’était arrêté. Quand il avait repris, plusieurs semaines après, une pièce manquait au trésor : le poulpe d’or, évidemment. Les soupçons s’étaient immédiatement portés sur l’une des bénévoles, Christiane Estève (la jolie blonde sur la photo), qui avait abandonné les antiques pour la lutte armée au sein du groupe Action directe. Elle était en cavale. On l’avait arrêtée, on l’avait inculpée de terrorisme et vol de biens archéologiques. Quelques mois après sa détention, elle avait publié une sorte un roman autobiographique. Elle n’y évoquait malheureusement pas l’affaire du poulpe. Le mystère restait entier.

Entier. Non. Il n’en était pas question pour Zoé et les siens ! L’article d’Historia n’était qu’un début. Il fallait aller plus loin.

On se procura l’ouvrage de la blonde révolutionnaire : un bon petit roman intitulé De la fouille à la révolte. Zoé le lut en une soirée et, faute de poulpe, y trouva l’amoureux portrait du mentor de l’autrice : un curé défroqué qui, ayant abandonné l’église pour l’archéologie, partageait son cœur entre le goût des objets antiques et la radicalité de ses convictions politiques. Un savant et un insurgé à la fois, grand amateur de cinéma pour faire bonne mesure. Qu’était devenu ce type ? La romancière ne le disait pas. Mais on comprenait qu’il avait compté à tous les instants de sa vie, qu’il était encore vivant au moment où elle écrivait le livre et qu’il valait mieux pour tout le monde ne pas en dire davantage.

Cet abbé détenait à coup sûr la clé de l’énigme. Il fallait retrouver sa trace. Pour l’archéologie, ce fut un jeu d’enfant. L’ecclésiastique s’appelait Fabre et il avait signé, dans des revues spécialisées, des articles plus documentés les uns que les autres. Pour l’action politique, l’affaire fut plus compliquée. Mettant en œuvre ses compétences d’informaticien, Sam réussit à s’introduire dans le fichier antiterroriste de la DGSI. Pas un Fabre là-dedans. On revint aux publications savantes recueillies çà et là sur le Net. Zoé mit une nouvelle fois en œuvre ses prodigieuses capacités de lectrice. Dans un papier intitulé “Forges et forgerons du bas Empire”, l’auteur se permettait une digression personnelle : son propre nom, Fabre, venait du provençal forgeron, lequel était d’ailleurs le patronyme le plus fréquent en Europe : les Fèvre, Herrero, Ferreiro, Ferro, Fabbro, Smet, Schmidt, Smith, Smithson, étaient tous des descendants plus ou moins lointains de soldats de l’enclume. Sam retourna en vitesse à la source policière et tout s’éclaira alors. Les flics avaient mis en fiche un Jean Lefèvre, critique de cinéma soupçonné d’entretenir des rapports avec l’ultra-gauche et le grand banditisme à la fois, et un Léon Fabbri, qui aurait financé des groupes autonomes avec des vols d’objets d’art. Le club des quatre tenait son bonhomme, l’heure était venue de se détendre.

Zoé installa le vidéoprojecteur, Sam déroula l’écran sur le mur du salon, le petit mit les sièges en place et l’aîné, le Monsieur Cinéma de la famille, annonça avec solennité le spectacle :Marseille contrat de Robert Parrish avec James Mason, Michael Caine et Anthony Quinn, 1974, c’est mieux que French Connection.”

Catherine Rouvel était sensuelle en diable, Caine faisait le boulot et Quinn qui, au cours de sa carrière, avait successivement incarné Attila, Barabbas, Crazy Horse, Gauguin, Onassis, Picasso, Quasimodo, Stradivari, le grand Zampano, Zeus et Zorba le Grec, endossait sans broncher le rôle de Steve Ventura, agent des stups. À part ça, le film n’était pas terrible. Une bonne partie de la salle manqua plusieurs fois de sombrer et quand l’heure du générique vint, les trois quarts des spectateurs filèrent au lit. Pas l’initiateur de la soirée, amateur inconditionnel des interminables défilés de noms qui terminent les longs-métrages.

Tous n’avaient pas encore passé leur pyjama quand le généricophile hurla : “Venez ! Venez ! Il est là !” On se précipita. Le Fiston n°2 avait arrêté la liste en fin de parcours. Au-dessous du nom de l’entreprise de catering, on lisait : “Merci au père Léon Fabbri pour ses précieux conseils.” C’était peut-être un des noms de l’individu qu’on recherchait. Il ne restait plus, ô l’ingrate tâche, qu’à revoir le film. Et à chercher dans cette sombre histoire de drogue et d’assassinat ce qui pourrait bien avoir un rapport avec l’énigme :

La pieuvre dorée est dans le huitième, au huitième, là où flotte le grand bouclier.

Malgré l’heure tardive, la famille s’embarqua donc dans une nouvelle projection. Il fallait être plus excité que Sherlock Holmes et Hercule Poirot réunis pour supporter cette épreuve. Chacun s’y soumit, personne ne découvrit le moindre indice. Tout le monde partit se coucher.

La nuit porte conseil et les rêves lèvent le voile sur bien des mystères. Friedrich August Kekulé vit apparaître la structure de la molécule de benzène en rêvassant près d’un feu de cheminée, Otto Loewi trouva le premier neurotransmetteur, l’acétylcholine, en se contraignant à refaire un certain rêve, Pierre de Fermat tira la démonstration de son fameux théorème d’un simple songe.

La barre était moins haute à Verduron et c’est le plus jeune des enquêteurs qui, au petit-déjeuner, donna la solution. Brandissant sa tartine au-dessus de sa tête, les lèvres pleines de confiture, il transmit comme une évidence l’information que la nuit lui avait apportée :

— Le grand bouclier, c’est le Grand Pavois. J’ai un copain qui habite là-bas.

— Bon Dieu, mais c’est bien sûr, enchérit son grand frère : le Grand Pavois est justement dans le huitième arrondissement.

— Et le poulpe doit être planqué au huitième étage, ajouta aussitôt Sam.

C’était parti pour une troisième séance de Marseille contrat. On pria cette fois l’appareil de projection de se rendre directement à la scène clé, celle qui se déroule dans l’immeuble en construction. L’ascenseur grillagé, la grue, les balcons en forme de baignoires cubistes défilant jusqu’au trentième étage, le toit encore hérissé de ferraillages, la gueule et la voix de Marcel Bozzuffi, plus mauvais garçon que jamais : c’est le meilleur moment du film. Et l’issue est impressionnante. Un pauvre mec accueille son assassin en souriant et l’instant d’après, il est précipité dans le vide. Suivent cent mètres de chute dans le ciel de Marseille. On imagine dans quel état il arrive.

On imagine aussi dans quel état d’excitation sont Zoé, Sam et les enfants après cette séquence. Ils sont sûrs à présent d’être proches du précieux mollusque. Ils brûlent d’être bientôt sur place. Mais rien ne presse. La scène de crime leur a foutu la trouille et l’énigme, si elle se rapporte bien au Grand Pavois, reste encore imprécise. Il faut encore enquêter. Encore patienter, comme on patientait autrefois, entre deux épisodes d’un feuilleton.

(Illustration : Michéa Jacobi)

Michéa Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. AlabArque AlabArque

    Bravo et merci, Michéa Jacobi, de nous ménager ce suspense … lettriste, dont l’héroïne est la vie même (Zoé).
    Rafraîchissant, et stimulant, dans l’ambiance glaçante du narco-trafic ! J’avoue ma hâte de lire l’épisode (ou les épisodes) suivant(s).

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