[12 mois à Marseille] L’amandier de février
Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. Début janvier, elle a eu l’idée cocasse de se rendre à pied sur la plage de Corbières, pour jeter son sapin de Noël à la mer. Ô surprise, le passager d’un Zodiac en perdition s’est accroché à l’arbre qui l’a promptement ramené sur le rivage !
Zoé se perd dans un vallon. Mais découvre un amandier singulièrement fleuri. (Illustration : Michéa Jacobi)
Février
Vous attendiez sans fièvre
Les fèves et les vrais froids.
Qui les livre à vos lèvres ?
C’est février c’est moi.
Il est tôt. Zoé dort encore. C’est une excellente dormeuse, et une rêveuse de premier ordre. Idéaliste dans l’éveil, elle est l’est plus encore dans le sommeil. Là, entre le drap du dessous bleu canard et la couette bleu nuit imprimée de vagues mauves, elle est devenue le capitaine d’un navire chargé de recueillir les migrants en détresse. Quittant son poste de commandement, elle va elle-même aider les marins qui hissent à bord les naufragés transis. La voici tendant la main à un frêle jeune homme. Il tourne son visage vers elle, il sourit béatement, c’est Idriss, le type qu’elle a recueilli sur la plage de Corbières, ce fameux jour où elle avait jeté son sapin de Noël à la mer. Oui, c’est bien Idriss, tout sourire, et Zoé croit entendre à nouveau les premiers mots qu’il a prononcés.
– Non, non, je viens pas d’Afrique. Je viens de la Pointe-Rouge.
C’est alors qu’une curieuse chanson l’extrait confusément du sommeil :
“Au mois de février, les jours rallongent peu à peu
Je marche calibré parce qu’on est sûr de rien
On se lève assez tard les yeux pleins de brouillard
Ici, les mecs bourrés, on les fait remettre à jeun”
Ce mix incongru est diffusé dans la pièce d’en bas par ses deux fils, réveillés depuis peu et bien décidés à ce que leur mère ne dorme pas plus longtemps qu’eux. L’un, le plus jeune, utilise l’électrophone et les disques hérités de son grand-père ; il est depuis quelque temps devenu fan de Maxime Leforestier, un gentil barbu oublié de tous. L’autre, l’aîné, a demandé à son téléphone portable (“Maudit soit cet engin !”) de hurler les paroles de Soso Maness ; il les écoute en boucle depuis une semaine. C’est à qui fera plus de bruit que l’autre.
Du coup (ainsi dit-on de nos jours), Zoé se réveille tout à fait. Elle s’étire, s’assoit à la tête de son lit et, avant d’aller mettre un terme au bordel en dessous, fait défiler dans sa tête une sorte de résumé filmé des semaines passées depuis le Nouvel An. Idriss est la principale figure qui émerge de ce trailer. Elle se voit le ramener à la maison, lui donner des vêtements chauds et écouter incrédule le récit de sa brève odyssée.
– Si, j’ai fait le voyage comme les autres. Le Bénin, le Niger avec un camion payé cher, la Libye. Là, j’ai appris à crépir, à crépir impeccable : j’ai fait une vidéo. La famille a encore envoyé de l’argent, j’ai trouvé un bateau, pas trop mal. J’ai remonté de la Sicile jusqu’à Genova. Je prends le train pour Nice, j’évite la police, je rencontre un type, je lui montre ma science du crépi sur mon portable. Il me donne son numéro, il dit appelle si tu as besoin. J’arrive à passer, je l’appelle. Il a sa boîte à Marseille à la Pointe-Rouge. Il m’engage, je vis là-bas, dans un garage à lui, depuis un an. On l’a bien aménagé, je fais les papiers présentement, c’est long.
Elle se rappelle son court séjour à Verduron, son immédiate amitié avec les enfants : c’est lui qui, exhumant le tourne-disque et les 33 tours du papi, a branché le petit sur Maxime. Elle entend sa voix mélodieuse à peine voilée d’accent marseillais, elle se rappelle le goût de sa peau et la douceur de ses élans. Oui, Idriss était aimable et il se trouvait bien chez Zoé. Mais il était surtout préoccupé de faire réparer l’embarcation qui l’avait emmené. Il l’avait empruntée à son patron, il l’avait bousillée, il fallait absolument qu’il la répare et la restitue. L’affaire avait occupé la famille une bonne quinzaine, l’ex-mari était même venu donner un coup de main. On avait réussi à remettre le truc en état, on avait dégoté une remorque, Idriss avait retrouvé son sous-sol.
Le papa avait bombé le torse, les enfants avaient pleuré et Zoé, qui s’était rapprochée d’assez près de son naufragé, s’était soudainement sentie très seule.
Elle se sent seule encore tandis qu’elle ferme le cahier de ses souvenirs. Hier soir, pour s’endormir, elle a lu La Semaine perpétuelle de Laura Vazquez et elle a versé un million de larmes. Février n’a que ses gelées à lui offrir, les jours sont semblables aux jours et les enfants continuent leur tapage. Elle se décide à descendre. C’est mercredi, le dimanche des instituteurs, le jour où il convient de conduire les gosses, ces inconditionnels de l’ennui, à leurs “activités”. Pour l’un, c’est Clown et Djembe aux AIL (Amis de l’Instruction Laïque) de Saint-André, pour l’autre, c’est football à l’AS Kuhlmann, le club de l’ancienne usine des Riaux. Pour Zoé, c’est la galère de les emmener et de venir les chercher ici et là à des heures impossibles, de ne pas arriver à garer sa Cordero couleur Meknès (les familiers des taxis marocains comprendront) et de risquer d’orner son véhicule d’une nouvelle cabosse, s’il en était besoin. Cerise sur la routine, les enfants sont aujourd’hui chagrins, ils se font tirer l’oreille. L’un dit que les clowns, c’est rainé ! Il vient d’apprendre ce mot et le rabâche comme un répondeur automatique : c’est rainé, c’est rainé, c’est rainé ! L’autre se plaint que son entraîneur, un certain Liès, lui gueule un peu trop fort dessus et ne le fait jamais jouer à la même place. Zoé n’en peut plus. Elle les empoigne sans ménagement et va les attacher à l’arrière de la bagnole. Puis, négligeant les règles du code de la route (concernant la vitesse notamment), elle les livre à leurs éducateurs respectifs, comme un fourgon de police livre ses taulards au palais de justice. Ça lui fera au moins deux heures de tranquillité. Plus encore. C’est l’ex qui va les chercher tout à l’heure et les amènera à l’école demain.
La voici de nouveau au volant. Roulant à présent calmement, ne sachant trop où aller. Elle passe au ralenti devant le Resquiadou, hôtel que les Marseillais aiment à désigner comme un temple des adultères, suit le chemin du même nom, s’arrête dès qu’elle trouve un bas-côté assez large, claque sa portière et part vadrouiller “à la colline”, comme disent les Gitans des Aygalades.
Il fait encore froid, mais pas trop ; le ciel est gris mais prêt, Zoé le sent, à devenir plus aimable. Elle marche. Il y a des sentiers partout, mais aucun n’est un vrai sentier. Elle suit tel ou tel passage entre les yeuses et les romarins, se retrouve au sommet d’une ravine impossible à franchir, prend un autre chemin et arrive près d’une vieille citerne rouillée. Elle est perdue. Il y a des routes et des panneaux indicateurs tout près d’elle, elle le sait, des hangars, des villas peut-être, mais le massif de l’Estaque les cache soigneusement. Il joue avec la promeneuse comme un chat joue avec une proie morte, il la déplace avec la constance d’un joueur d’échecs, l’emmenant sans explication de l’ombre d’un bosquet au replat d’une roche et ne lui révélant pour finir qu’il est éternellement semblable à lui-même.
Quelle idiotie de se croire perdu à deux pas d’une ville ! Comme si un million d’humains pouvaient par magie disparaître. Et leurs autos, leurs autoroutes, leurs avions, leurs aéroports. Elle s’arrête près du pylône d’une ligne à haute tension, souffle un peu, essaye de réfléchir. Elle décide de suivre les fils électriques comme Michel Strogoff suivit dans la neige ceux du télégraphe. Ça ne l’emmène qu’à un ancien blockhaus au béton tout ridé sur lequel un grapheur excursionniste et sentimental a peint en lettres bleues un Xavière je t’aime du meilleur effet. Ça n’arrange pas les affaires de Zoé. C’est encore aux vallons et aux escarpements qu’elle doit se coltiner. Elle hésite entre les pistes tracées pour les pompiers — elles conduisent vers d’autres pistes ou vers des aires nues — et mille sentes qui se révèlent des impasses. Elle se perd entre les gorges obscures et les crêtes sans fin, elle s’affole. Le massif se referme sur elle. Il fait mine de lui montrer une issue, mais c’est vers un nouveau labyrinthe qu’il l’entraîne. Il promet de lui révéler le secret de son organisation et recule sans arrêt le moment de le lui dire.
Mais Zoé s’obstine : elle se sortira, elle trouvera une issue.
D’ailleurs, elle a maintenant des alliés. Le ciel, qui s’était dégagé en douce, affiche à présent un bleu tout neuf. L’air, ce matin humide et maussade, a sans rien dire pris un goût de printemps.
Et voici que la garrigue s’ouvre soudain et découvre à la promeneuse égarée un vallon idéal. Des pentes douces, une clairière tapissée de thym et au centre, un grand amandier en fleur, digne de celui peint par Pierre Bonnard.
À l’une des plus fortes branches de l’arbre est accroché un punching-ball. Un athlète au torse nu lui règle avec rage son compte. Il a l’air sombre, il porte, allez savoir pourquoi, un casque de boxe doré. Zoé croit immédiatement reconnaître le casque du terrible et séduisant Félix Fierce, le héros d’un petit volume qu’elle a dévoré il y a peu.
Car notre héroïne, grande lectrice, n’apprécie pas seulement les articles du Monde diplomatique, les romans d’avant-garde et les récits de Jules Verne. Elle aime aussi, en secret, ce n’est plus de son âge, le romantisme noir et salace, autrement appelé : dark romance.
Commentaires
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Joli !!!!!!!!!!!!!
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jolie balade !
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Bravo et merci, comme toujours …
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