Michea Jacobi vous présente
12 mois à Marseille

[12 mois à Marseille] Juillet convalescent

Chronique
le 12 Juil 2025
1

Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. En ce mois de juillet, une allergie soudaine cloue son amoureux au lit. Pas grave, moult personnages de roman viennent le visiter.

Illustration : Michéa Jacobi
Illustration : Michéa Jacobi

Illustration : Michéa Jacobi

Résumé : Nous avons laissé Zoé et son impayable employeur aux sources de l’Huveaune où ils se sont rendus en Mercedes. Ils sont prêts à s’aimer. Comment la chose va-t-elle se passer ?

C’est bien fini de s’ennuyer

L’été est là, je m’y lie et

Et vous promets foi de juillet

Sans un pétard de vous choyer

 

Le visage de Samuel Zyad reposait, souriant et blême, sur trois hauteurs d’oreillers. Le chef du service l’avait bien recommandé : contre l’allergie, il fallait garder la tête haute. Samuel, c’était le type qui dirigeait autrefois un minuscule et atypique service dans une grande entreprise marseillaise d’intelligence artificielle. Il était là, cloué à son lit d’hôpital, depuis qu’il avait eu la merveilleuse et désastreuse idée d’aller s’allonger dans une prairie couverte de folle-avoine, non loin des sources de l’Huveaune. Une jeune femme était à son chevet : c’était Zoé. Depuis qu’elle s’était, elle aussi, étendue dans ces foutues graminées, elle n’avait cessé de s’occuper de lui.

Tout avait commencé après le premier baiser, quand les yeux de Samuel s’étaient soudain mis à loucher et que son front s’était couvert de perles de sueur. Zoé avait mis ça sur le compte de l’émotion. Elle avait senti de son côté ses lèvres prises d’un tremblement irrépressible, signe qu’elle allait vraiment tomber amoureuse. Mais bientôt les manifestations inquiétantes s’étaient multipliées du côté mâle. Les narines du bonhomme s’étaient resserrées, les poils de sa barbe avaient opéré une sorte de rétractation, ses doigts s’étaient mis à s’agiter d’une façon curieusement ordonnée, comme s’ils répétaient à vide les notes d’une difficile pièce pour piano. Tout ça était plutôt drôle. On était loin du texte halluciné d’Antonin Artaud : “Le malade n’a pas le temps de s’en effrayer que la tête se met à bouillir, à devenir gigantesque par son poids, et il tombe. C’est alors qu’une fatigue atroce, la fatigue d’une aspiration magnétique centrale, de ses molécules scindées en deux et tirées vers leur anéantissement, s’empare de lui.” Non, ce n’était pas la peste. Il n’empêche, Samuel tournait de l’œil. Bientôt, il perdit connaissance.

Que faire ?

N’ayant pas réussi à le prendre dans ses bras, Zoé traîna le corps dans le champ, faisant jaillir sur son passage une nuée de grains pâles et légers qui voletaient autour du visage de l’homme évanoui et l’enfonçaient un peu plus dans son coma allergique. Une brouette traînait par là (les brouettes comme les téléphones portables sont la bénédiction des scénaristes) grâce à laquelle elle put charrier le moribond jusqu’à la Mercedes. Elle parvint après beaucoup d’efforts à fourrer son fardeau à l’arrière, se félicitant que le véhicule soit aussi large qu’une ambulance. Puis le maudissant quand elle éprouva les plus grandes difficultés à se servir du changement de vitesse.

Elle parvint cependant à rejoindre l’hôpital de la Timone, où son compagnon fut transféré en service de réanimation. Transfusion, ventilation et tutti quanti, les fonctions vitales de l’amoureux défaillant furent rétablies. Mais il resta sans force. Le moindre mouvement l’épuisait, la moindre conversation l’endormait, sa barbe blanchissait plus vite que celle d’Édouard Philippe. À part cela, tout était au vert : la faculté n’y comprenait rien. On le garda quelques jours pour la forme, puis on l’envoya dans un établissement spécialisé dans les allergies, muni de la plus élémentaire des ordonnances : du repos, du repos, du repos.

C’est là qu’il était, c’est là que Zoé veillait sur lui.

C’était une merveilleuse infirmière. Quel soin lui apportait-elle ? Aucun. Elle lui parlait. De quoi lui parlait-elle ? Ne sachant plus, après quelques jours, quel sujet aborder, elle s’était mise à se souvenir pour lui de tous les livres qu’elle avait lus. Non pas de leurs intrigues, non pas de l’art avec lequel ils étaient écrits, mais des personnages, des gens inoubliables qu’elle y avait rencontrés. Un jour, c’étaient les héros des nouvelles de Tchekhov qui avaient la vedette : Douchetchka, “Ma chérie”, qui s’approprie entièrement les préoccupations de ses maris successifs ; Iona, le cocher qui ne trouve personne, hormis son vieux cheval, à qui raconter la douleur d’avoir perdu un fils ; La Dame au petit chien et son amant de Yalta que l’amour véritable envahit sans crier gare. Le lendemain, on se retrouvait dans les tranchées de la guerre de quatorze avec les légionnaires de La Main Coupée de Blaise Cendrars : Garnero, dit Chaude-Pisse, qui ne se serait pas dégonflé devant le diable en personne ; Coquoz, le gosse soldat qui faisait écrire à ses copains des lettres à une petite boulangère de la Samaritaine ; Kohn, le chanteur de charme, mort en chantant ; Faval, le type qui avait vu, une belle matinée de juin, un bras arraché tomber comme un lys rouge du ciel.

Enfermés dans les romans

Verduron avait failli partir en flammes, un député s’était pendu, sur les routes du Tour de France, Tadej Pogačar, frère de Titien, s’escrimait à semer Jonas Vingegaard, ex-marchand de poisson à Copenhague. Oasis avait fait son retour (tant pis !) et Gaza meurtrie attendait désespérément une trêve. Les bulletins d’information mêlaient et ressassaient allègrement tout ça, mais le malade et sa gardienne ne les écoutaient pas. Ils vivaient enfermés dans les romans.

Les enfants de Zoé étaient chez leur père, au frais, dans les Cévennes. Elle pouvait entièrement se consacrer au malade. Était-il si malade que ça d’ailleurs ou désirait-il prolonger son amoureuse convalescence ? Ne le désirait-elle pas tout autant ? Elle ne quittait en tout cas son chevet que pour l’approvisionner en livres empruntés à l’Alcazar. Car chaque soir, elle devait laisser son petit chéri tout seul. Et c’était alors à lui, si piètre lecteur jusque-là, de partir à la rencontre d’inconnus dont il lui ferait, le lendemain, un fidèle portrait.

Elle ne lui ramena pas les extravagantes aventures du baron de Champignac ou les fluides souvenirs d’Amélie Nothomb qui, nous dit la presse indépendante, caracolent en tête des prêts. Non. C’était une lectrice plus spéciale, plus avisée. La BMVR est aussi faite pour ces gens-là. Elle lui emprunta les œuvres complètes de Panaït Istrati, Le Système périodique de Primo Levi et Cent ans de Solitude de García Márquez. Et il put à son tour lui faire l’éloge de Codine, le bon géant des Balkans, et Mikhaïl, l’étudiant idéaliste. De Sandro qui ne laissait rien filtrer de son univers intérieur et de Giulia qui sans se donner la moindre peine semblait tout savoir sur tout le monde. Mais lorsqu’il s’essaya à parler du village de Macondo, le dialogue devint difficile. Impossible de savoir de qui il était question, tout le monde porte le même nom dans ce merveilleux bouquin ! Ça ne fait rien, si la tâche devenait trop ardue, s’ils avaient épuisé le trésor de leurs lectures, ils parlaient de gens réels. Avec une nette préférence pour les disparus, ceux à qui la mort, cette foutue littératrice, avait donné une épaisseur singulière.

Il lui causait de son papa, le harki Mounir Ziad, mineur à La Grand-Combe qui avait épousé Judith, une beauté élevée dans les strictes traditions de la religion réformée. Il était tout petit, il avait les yeux bleus et il ne cessait de s’agiter. Elle était grande et brune, un peu lymphatique. Elle lui racontait les épisodes les plus édifiants de L’Ancien Testament quand ils allaient ensemble glaner des châtaignes. Elle essaya toute leur vie de le convertir et chaque jour d’insuccès augmenta son amour.

Zoé de son côté parlait de ses amies. Elle en avait beaucoup. Elle lui révéla le destin tragique de sa copine Dolorès avec qui, à peine adulte, elle était partie camper en Grèce. Elles avaient chacune emporté un gros livre dans leur sac à dos. Elles arrachaient les pages à mesure qu’elles les avaient lues, pour que leur bagage soit plus léger. Pour célébrer le soir où elle avait enfin réussi à se débarrasser d’Anna Karénine de Tolstoï (un pavé), Dolorès était allée se baigner dans l’obscurité, et elle s’était noyée.

Des biographies express, réelles ou imaginaires, ils passaient à des questions plus générales. La vie n’était-elle pas plus imaginative et plus extravagante que les livres ? Les deux univers mêlés ne constituaient-ils pas une seule narration, une interminable “racontouze”, comme disait Georges Perec ? Et cette allergie, qu’est-ce que c’était ? Il y en avait tant aujourd’hui de ces affections-là. L’espèce humaine et tous ses artifices ne devenait-elle pas allergique au monde réel ? Et le monde, avec le réchauffement climatique et tout le tintouin, ne devenait-il pas allergique à l’humanité ?

Ils continuaient ainsi à se calfeutrer dans le bonheur insensé d’une chambre de soin, aussi tranquilles et inconscients que la cigale de l’ancienne librairie Tacussel.

Mais les enfants de Zoé allaient bientôt rentrer. Et Samuel devait se résigner à guérir.

Le mois d’août et sa torpeur les attendaient. À quelle sauce allait-il les faire cuire ?

 

Nous signalons que tous les ouvrages cités dans cet épisode sont disponibles à l’Alcazar ou dans un autre établissement du réseau des bibliothèques de la Ville de Marseille.

Commentaires

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  1. mrmiolito mrmiolito

    Très agréable, et drole, comme toujours, merci M. JACOBI

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