Après le suicide d’un salarié à Fos, les petits cadres d’Aldi continuent d’encaisser
Plusieurs mois après le suicide d'un de leurs collègues à Fos-sur-Mer, plusieurs ex-salariés d'Aldi ont accepté de raconter à Marsactu leur quotidien de cadres sous pression au sein de l'enseigne de hard discount.
Un ex-salarié devant le magasin de Martigues. (Photo : Diane Pezeron-Dubois)
“Avec la pression qu’on a, je me suis dit qu’avec ce geste aussi désespéré les choses chez Aldi allaient sûrement changer. Je me trompais.” À 42 ans, Marie* est une ancienne employée du magasin Aldi à Martigues. Après trois années de travail au sein de l’enseigne, elle décide de démissionner le 18 juin 2022 à cause de la pression qu’elle subit dans le magasin. “Je n’en pouvais plus,” explique-t-elle.
Quelques mois auparavant, le 8 décembre 2021, le corps de monsieur Y. était retrouvé dans la réserve du magasin Aldi de Fos-sur-Mer. Responsable de secteur, il supervisait les magasins de Fos, Martigues et de trois autres sites. Il devait suivre également l’implantation d’un nouvel établissement dans sa zone. “Ça a été un choc pour tout le monde, pose-t-elle. Fos et Martigues c’est pas loin… La seule chose qu’on sait aujourd’hui, c’est que son travail était stressant.” Une affaire qui n’est pas sans rappeler celle d’un autre suicide survenu en 2015 au sein d’un groupe concurrent, Lidl, à Rousset.
Éric a côtoyé monsieur Y pendant 18 ans. “On était tous les deux responsables de secteur chez Leader Price avant le rachat de centaines de magasins par Aldi. C’était une personne formidable, toujours joyeuse toujours à l’écoute, très bosseur. On veut juste comprendre comment on en est arrivés là.” Suite au drame, le numéro un du hard-discount en France a décidé de lancer une enquête interne. La femme du défunt a pour sa part porté plainte contre l’enseigne dès le lendemain de la découverte du corps.
Je lui disais qu’on avait déjà connu la pression tous les deux, que ça aller s’arranger.
Éric, ami et collègue du défunt
Si Éric préfère rester prudent sur les causes de son geste, il sait à quel point son ami vivait sous pression à cause de son travail. “On s’appelait souvent, il me disait que c’était dur, qu’il avait énormément de pression, que son téléphone sonnait constamment. En tant que responsable de secteur, il était responsable de cinq magasins, il pouvait faire des kilomètres pour n’importe quel petit problème dans l’un d’eux. Il n’avait pas une minute pour lui.” Et Éric de reprendre, la gorge serrée : “Je lui disais qu’on avait déjà connu la pression tous les deux, que ça aller s’arranger”.
Des mois après le décès de monsieur Y., le tremblement de terre connaît toujours des répliques au sein des magasins Aldi de la région. Et la parole se libère chez les employés partis récemment. “Ceux qui sont restés ne vous répondront sûrement pas, ils ont trop peur de perdre leur boulot”, glisse l’un d’entre eux.
“On peut se débarrasser de vous à tout moment”
À 30 ans, Malik vient d’être licencié de son poste de responsable de magasin à Martigues. Sa hiérarchie lui a présenté la liste de tout ce qui, selon elle, justifiait son départ, allant du “défaut de cuisson en boulangerie” à des problèmes d’approvisionnement en passant par une “insatisfaction clients”. “Des justifications sans aucun sens” pour l’ex-salarié qui a réuni des preuves écrites pour répondre à chaque point. “Après tout ce que j’ai sacrifié chez Aldi pendant deux ans, je ne comprends pas”. Le stress permanent, lui aussi il l’a connu. “La pression est terrible chez Aldi, on peut se débarrasser de vous à tout moment si vous n’entrez pas parfaitement dans le système“.
Malik arrive en août 2020 comme responsable de magasin. Hiérarchiquement en dessous du responsable de secteur, il doit assurer le bon fonctionnement du magasin, de la mise en place des directives régionales ainsi que de la disponibilité des produits pour les clients. Au total, une dizaine de salariés sont sous ses ordres. “Au début ça se passait plutôt bien quand nous dépendions de la centrale de Cavaillon, explique Malik. Le problème c’est qu’en mars 2021, on a été récupérés par la centrale de Toulouse et là ça a commencé à être horrible”.
Largement implanté en France depuis 1988, avec au total 900 magasins, l’enseigne divise le territoire entre 13 sociétés régionales. Parmi elles, la société de Toulouse qui s’occupe des magasins de Fos-sur-Mer ou encore Martigues. “Il y a le service central en Ile-de-France mais sinon les sociétés régionales sont toutes indépendantes les unes des autres. Chaque société à sa manière de procéder”, explique Smaïl Khoulali, trésorier du comité social et économique (CSE) de la société de Cavaillon.
Une nouvelle société régionale, une nouvelle direction et un nouveau responsable de secteur avec qui Malik connait des litiges. La situation est explosive pour le responsable de magasin. Malik se retrouve vite débordé par l’absence de certains produits et par des effectifs réduits.
Une fois, on s’est retrouvés à deux toute la journée sur le magasin.
Malik Y.
“Avec la charge de travail, on ne peut pas respecter nos heures, on est tout le temps en flux tendu. À chaque imprévu on perd du temps sur nos objectifs journaliers“, explique-t-il. Pour compenser, Malik fait plus d’heures que prévu. “À la base, j’ai un contrat de 44 heures par semaine, il y a plein de semaines où je suis monté à 60″. Le manque d’effectifs, rarement compensé, mène à des situations de grande tension : “Une fois on s’est retrouvés à deux toute la journée sur le magasin. Ça m’est arrivé plein de fois de devoir gérer la caisse parce qu’on manquait de monde.”
“On était des robots pour eux”
“Le problème quand vous commencez à avoir un poste à responsabilités, c’est que vous devez vous justifier alors même que c’est le système qui ne marche pas”, analyse Marie qui, avant sa démission, occupait le poste d'”employée principale”, un statut de responsable, aussi dans le magasin de Martigues. “Ma dernière semaine, tous les frigos sont tombés en panne, c’était un enfer, il fallait tout gérer, je venais au travail la boule au ventre, affirme-t-elle. Soit je partais, soit je finissais en arrêt pour dépression.”
Comme Malik, Marie dénonce le manque d’effectifs et le non-remplacement des salariés en arrêt. “Si j’ai tenu jusque là c’était pour les filles. Je venais constamment, je faisais mes heures, et même plus, pour pas les laisser dans la galère. J’avais un contrat de 30 heures, je suis de nombreuses fois montée jusqu’à 40 heures par semaines.”
Ils se sont ramenés en cow-boys, ont râlé comme d’habitude sur des produits mal rangés, mais même pas un petit mot pour nous demander comment ça allait.
Marie
Elle se souvient très précisément des jours qui ont suivi le décès de Fos-sur-Mer et la visite de deux cadres régionaux dans son magasin de Martigues. Selon elle, aucun mot n’a été adressé à l’équipe. “C’était choquant. Ils se sont ramenés en cow-boys, ont râlé comme d’habitude sur des produits mal rangés, mais même pas un petit mot pour nous demander comment ça allait. On a un collègue qui s’est suicidé quand même“, s’offusque-t-elle. La direction fera son tour habituel avant de repartir. “Encore une fois, on s’est dit que la direction se fichait bien de nous, qu’on était des robots pour eux.”
Contactée par Marsactu, la société Aldi France assure pour sa part que “la direction régionale d’ALDI s’est rendue auprès de chacun des collaborateurs avec lesquels notre collègue était amené à travailler de près ou de loin et nous avons mis à leur disposition une cellule de soutien psychologique”. Si Malik confirme avoir été convié à une réunion, Marie affirme ne pas avoir eu vent d’actions de soutien envers les salariés.
Des cadres isolés les uns des autres
Inès*, ancienne responsable de magasin à Saint-Mitre a été licenciée le 4 mai 2022. Elle avait rejoint le groupe depuis un an, au moment du rachat de Leader price, dont elle était salariée. “Le travail demandé était impossible à réaliser dans ces conditions“, résume-t-elle. “On était souvent que deux salariés le matin, deux salariés l’après-midi. Autant vous dire que je courais partout.”
Chez Aldi, les responsables de magasins ont obligation de contacter directement et uniquement le responsable de secteur au moindre problème. Un management qui mène à un fort sentiment d’isolement pour plusieurs de ceux qui nous ont répondu. “Quand j’avais un désaccord avec mon responsable de secteur, il me disait que tout se passait bien avec les autres responsables de magasins, se souvient Malik. Dans ces moments-là, vous ne savez pas quoi faire, vous commencez à perdre confiance, vous vous dîtes mais c’est moi le problème ?”
Forcément, on ne se fait plus confiance. C’est toujours toi le problème.
Inès
Pour Inès, la pression de son responsable de secteur est particulièrement difficile à gérer : “Quand je remontais les problèmes, il remettait automatiquement mon travail en doute il me disait qu’il fallait que je me bouge et que j’apprenne à organiser mon magasin. Forcément, on ne se fait plus confiance. C’est toujours toi le problème.”
Parmi nos interlocuteurs, beaucoup expriment une méfiance vis-à-vis des syndicats, soupçonnés pour certains de connivence avec la direction. Ce qui ajoute à l’isolement de ceux qui devraient, en théorie, pouvoir frapper à leur porte. “On essaie de faire ce qu’on peut, admet Julien Bataille, responsable syndical CNSF de la société de Toulouse. Beaucoup n’osent pas forcément venir nous voir car il y a cette peur que la situation empire. Ils gardent souvent tout pour eux”. Mais avec ou sans appui syndical, certains employés récemment licenciés se préparent ou ont déjà saisi les prud’hommes.
En réponse aux questions de Marsactu, la société assure apporter une grande attention au bien-être de ses employés et à la prévention risques psycho-sociaux. “Nous mettons en œuvre des actions de prévention et de détection à tous les niveaux de management et de direction (…) nous avons notamment mis en place une procédure interne de recueil d’alertes ouverte à tous les collaborateurs et à toutes personnes externes qui seraient témoins de faits contraires au droit, avec la possibilité de rester anonyme. Cette procédure est sécurisée et confidentielle”, nous a-t-on répondu par écrit.
Et maintenant
Pour ces anciens cadres, impossible de sortir du système Aldi sans y laisser des plumes. “J’habite à 500 mètres du magasin, confie Marie. Aujourd’hui, quand je passe en voiture devant, je suis obligée de tourner la tête. Je ne veux plus les voir, je veux juste les oublier.” Pour Inès, sortir du système a également laissé des traces. “Quand Aldi m’a licenciée, je suis restée un mois enfermée chez moi, j’avais perdu toute confiance en moi, je me disais que je n’arriverais pas à trouver un autre travail.”
Aujourd’hui, Marie a décidé de tourner définitivement la page Aldi. Si elle préfère rester évasive sur le sujet, elle travaille aujourd’hui dans un plus petit commerce, dans le Var. “Ça a été difficile au début car j’aimais mon travail. Là il faut se réhabituer, c’est vrai que ce nouveau boulot est beaucoup plus calme. Mais aujourd’hui je me sens bien”. De son côté, Inès affirme s’être remise à chercher du travail. “Je me sens prête à nouveau, j’ai repris confiance. C’est une nouvelle étape dans ma vie.”
Malik, pour sa part, ne s’interdit pas de travailler à nouveau dans la grande distribution. “Toutes les enseignes ne sont heureusement pas comme celle-ci, je suis qualifié pour ces postes et je ne veut pas que cette expérience me bloque”, lance-t-il. Avec l’enquête interne d’Aldi et surtout avec l’enquête judiciaire censée déterminer les causes du suicide de monsieur Y., ils espèrent que la vérité ressortira. Sur les circonstances du drame, d’abord, mais aussi sur la souffrance au travail qu’ils ont partagée.
* Les prénoms ont été changés à la demande des intéressées
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