L’URBANISME ET L’EXPÉRIENCE DES LIMITES À MARSEILLE (2)
UN URBANISME SANS RAISON
Poursuivons, aujourd’hui, la réflexion proposée sur les limites de l’urbanisme et de l’architecture, rencontrées à la Tour Bel Horizon, dans le 14ème.
La limite de l’urbanisme : l’impossibilité de penser la ville
La limite de l’urbanisme est là : nous y sommes quand la construction et le logement échappent à la raison de la ville. Il ne s’agit pas seulement des décisions et des choix absurdes menant à des logements invivables et à des constructions échappant à toute logique architecturale, mais il s’agit d’une irrationalité de la ville : ces conceptions de l’architecture mettent en scène, dans l’espace urbain, des formes irrationnelles, manifestant une incapacité de penser rationnellement la ville, d’inscrire le fait urbain dans des logiques et dans des rationalité fondées sur la dialectique, essentielle dans le domaine de l’urbanisme, entre exigences de qualité de vie, fonctionnalités de commerces, d’équipements et de transports, et recherche architecturale, liée à ce que l’on peut appeler une exigence paysagère. Le projet de Dunoyer de Segonzac au sujet de Bel Horizon ne satisfaisait aucune de ces exigences, et c’est pourquoi la ville en vient à le détruire et à mettre fin à des années de cette folie urbaine, constatées dès 2016.
Un faux urbanisme
En réalité, nous ne sommes pas, ici, dans le domaine de l’urbanisme. Il s’agit d’un semblant d’urbanisme. De tels projets ne consistent pas dans des projets d’urbanisme, mais dans des propositions d’aménagement ne répondant (et encore…) qu’à des impératifs fonctionnels, dessinés et conçus loin de la ville à laquelle ils étaient destinés, imposés depuis des agences et des cabinets d’architectes et d’urbanistes souvent parisiens, sans expérience réelle du quotidien de la vie et de l’habitat dans les tours qu’ils construisent. Un véritable urbanisme devrait répondre à une exigence minimale : celle de justifier d’une expérience d’immersion dans le quartier d’implantation de la construction ou de l’ensemble architectural. Un « urbanisme vrai » repose sur une articulation entre la quotidienneté du vécu, des exigences sociales et politiques de construction d’une véritable société urbaine à laquelle la construction est destinée et de prise en considération du profil et de l’identité des futurs habitantes et habitants. La séparation entre urbanisme et habitation ne peut conduire qu’à des échecs, et, au-delà, à des expressions, parfois violentes, de l’insatisfaction des personnes vivant dans de telles constructions.
L’échec d’un urbanisme mal conçu
Le problème de la tour Bel Horizon, c’est qu’elle a été installée là, à l’entrée de l’A 7, en-dehors de tout projet d’urbanisme véritable. D’abord, c’est, bien sûr, une erreur, impossible à corriger ou à rattraper, d’installer une tour de résidence à l’entrée d’une autoroute. La première erreur liée à cette implantation est la pollution sonore et environnementale liée au voisinage immédiat d’une autoroute que, d’ailleurs, aucun, peut-être, des habitants de la tour n’est amené à emprunter. La seconde erreur est la situation de cette habitation hors des espaces ordinaires d’une société reconnue comme telle : la tour n’est pas seulement à la frontière de la ville de Marseille, mais elle est à la limite de tout fait urbain, de toute rationalité urbaine. La tour n’est pas seulement située à l’entrée ou à la sortie de Marseille, mais elle est située à la limite d’une véritable expérience de la société urbaine. S’il y a des trafics dans la tour qui amènent à prévoir de la détruire, c’est, justement, parce que, dès le début, elle avait été édifiée hors des logiques ordinaires de la vie dans la ville : les trafics ne sont, finalement, qu’une façon de s’évader de cette prison urbaine par les addictions et par la violence liée aux usages du « marché parallèle » de leurs produits.
Le paysage interdit
Le paysage est le nom que l’on donne à la médiation esthétique de l’espace : il s’agit de la conception d’un espace, naturel ou aménagé, qui satisfait le plaisir du regard. L’urbanisme devrait intégrer dans ses logiques et dans ses exigences celle d’une recherche dans le domaine du paysage. Ce que l’on constate, à Marseille, c’est l’existence d’une forte inégalité entre ce que l’on peut appeler des quartiers paysagers, qui articulent les exigences de l’habitat, celles de l’urbanisme et de l’aménagement et celles de l’esthétique de la ville, et d’autres quartiers, ignorant la dimension esthétique du paysage urbain, comme la plupart des tours et des cités installées à la va-vite dans un seul souci, celui de la fonctionnalité, réduisant, ainsi, leurs populations à des habitants utiles, fonctionnalisés, à qui n’est destiné aucun projet esthétique. Il s’agit d’une sorte de censure économique et politique, celle de l’interdit d’un paysage devenu inaccessible pour les populations qui vivent dans des quartiers. Les façons de résister à cet interdit sont multiples, et, ne nous trompons pas, les trafics ne sont que la version violente et illégitime de ces formes de refus de l’interdiction du paysage et de l’esthétique à la conception de tels immeubles et des telles cités.
La limite de l’urbanisme : l’impossibilité de penser la ville
La limite de l’urbanisme est là : nous y sommes quand la construction et le logement échappent à la raison de la ville. Le logement fait l’expérience des limites quand il est installé dans des espaces et des constructions dans lesquels il est impossible à concevoir. Dans les tours, et dans les « grands ensembles », à Marseille comme partout dans les banlieues et les quartiers périphériques des grandes villes, dans les espaces de limite des villes, on a construit des logements qui ne sont que des prisons d’où leurs habitants ne songent qu’à s’enfuir. Ils cherchent à s’en évader à la fois parce qu’il s’agit d’espaces inhabitables (leurs concepteurs le savent bien car ils vivent ailleurs), et parce que ces espaces privent leurs occupants d’identité et même de dignité. C’est leur identité marseillaise même qui est refusée à ces femmes et à ces hommes à qui les pouvoirs municipaux témoignent, ainsi, de leur absence de considération – disons-le : de leur mépris.
Une allégorie de la politique de la ville à Marseille
Mais ne nous trompons pas : au-delà de la tour Bel Horizon, sans horizon ni futur, c’est toute l’irrationalité de la politique urbaine de Marseille qui est devant nous. À la frontière de la France parce qu’elle est au bord de la mer, Marseille a vu sa politique urbaine mise une première fois en échec par la « grande peste » de 1720. Elle a fait, ensuite, l’expérience d’une politique urbaine impossible quand les constructions navales et l’extension du port à la Joliette, puis dans les quartiers Nord, ont manifesté une contradiction insoluble entre la qualité de la vie et l’aménagement d’une politique de la mer toute entière dévolue à l’industrialisation et au grand commerce. Enfin, Marseille s’est trouvée devant une dernière contradiction insoluble : la xénophobie – et, essentiellement, l’islamophobie, et l’activité d’une ville-port tournée vers la Méditerranée. L’échec de la tour Bel Horizon n’est qu’une illustration, peut-être un peu plus parfaite que d’autres, de l’absence d’horizon vers lequel se tourner pour une politique urbaine impossible à concevoir dans les logiques contemporaines des pouvoirs et de l’urbanisme.
En 1971, Philippe Sollers publiait « L’écriture et l’expérience des limites », une réflexion sur le désir et l’esthétique de l’écriture. C’est de cela que nous parlons sur l’urbanisme et l’architecture – le plaisir esthétique de la ville en moins.
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