UN FANTASME DE SOLIDARITÉ
Ce bâtiment se trouve à la sortie de Marseille, on peut le voir depuis l’autoroute qui mène à Istres et Port-de-Bouc. Il est indiqué par un panonceau sur lequel sont inscrits ces mots : « Fondation CMA/CGM. Entrepôt solidaire ». De quoi s’agit-il ?
Un bâtiment en tôle, sans goût, sans vie, sans âme
Inauguré par Brigitte Macron en décembre 2024, perdu au milieu des entrepôts, ce hangar est destiné, selon les mots qu’il porte, à la solidarité. Il s’agit d’un outil destiné à la mise en œuvre d’une politique de solidarité menée par une « fondation » instituée par J. Saadé et le groupe qu’il dirige, CMA/CGM. Mais ne nous trompons pas : ce groupe ne propose pas que des dépôts de ce genre, il a aussi construit la fameuse « tour CGM », près du port, que l’on voit aussi depuis l’autoroute. Il y a deux sortes de constructions « made in CMA/CGM », qu’il ne faut pas confondre. L’une est la tour destinée à la direction et au siège de l’entreprise. On peut discuter sur les choix architecturaux qui ont orienté sa construction, mais cet immeuble est issu d’une véritable recherche architecturale. C’est un gratte-ciel élégant qui manifeste, à l’extrémité de Marseille, la force et la richesse d’une entreprise majeure dans le domaine de la navigation et du transport maritime (cela sonne mieux, de nos jours, de parler de « logistique », le mot « transport » fait un peu ringard). L’entrepôt nommé « Entrepôt solidaire », lui, ne repose sur aucun choix architectural. À moins, bien sûr, que cette laideur et cette absence de recherche qui noie ce hangar parmi tous les dépôts entassés là près du port, ne constitue un choix esthétique recherché par une nouvelle logique d’architecture que nous ne connaissons pas encore et dont le groupe CMA/CGM serait un pionnier. La solidarité est perdue dans cette Méditerranée de dépôts, proche de l’autre, mais consacrée non au voyage mais au supposé sauvetage de celles et ceux qui sont noyés dans la pauvreté et la précarité et qui ont besoin de cet « entrepôt solidaire ».
Un hangar
Bien sûr, on me dira qu’il ne s’agit que d’un entrepôt conçu pour stocker les marchandises, qui n’est pas destiné à recevoir des personnes qui en ont besoin, mais des personnes qui, elles, leur viendront en aide grâce aux marchandises issues de l’Entrepôt solidaire. Mais, tout de même, cela signifie que la solidarité est une activité commerciale comme une autre, qu’elle fait partie des fonctions d’un acteur chargé d’emmagasiner des marchandises que d’autres viendront chercher : la solidarité est ainsi conçue comme un commerce ordinaire, comme les autres, destiné aux associations et aux acteurs de la solidarité. Les objets destinés aux actions et aux initiatives de solidarité sont emmagasinés dans ce hangar comme, dans d’autres, les marchandises destinées au transport et à la distribution. La « Fondation CMA/CGM » ne fait pas de différence entre les différentes activités qu’elle soutient et les activités du groupe CMA/CGM, acteur majeur du transport maritime en Méditerranée. Le hangar réduit la solidarité à un entrepôt de marchandises.
Un vol de l’idée de solidarité
En réalité, il s’agit d’un vol de la figure de la solidarité. Forcément, cela fait bien, sur un hangar, d’afficher ce mot, « solidarité ». C’est plus chic que le seul mot « entrepôt ». Il y a, ainsi, une élégance du hangar, une esthétique de l’entrepôt, un luxe du dépôt. En affichant la figure de la solidarité », la « Fondation CMA/CGM » se donne une image d’entreprise, d’acteur social, soucieux du partage, de l’aide aux démunis. Mais c’est un véritable vol de la figure de la solidarité. La solidarité suppose l’égalité entre celles et ceux qui la mettent en œuvre, acteurs et bénéficiaires. Être solidaire, ce n’est pas seulement aider, c’est partager les épreuves, les besoins, mais aussi, de cette manière, la libération des difficultés. La solidarité ne se réduit pas à l’aide, mais elle exprime le fait que les deux acteurs solidaires sont unis dans la même épreuve. Il ne s’agit pas de secourir une personne noyée dans la détresse, mais de partager avec elle les moyens d’échapper à la noyade et à la disparition. C’est pour cette raison que le hangar CMA/CGM vole l’idée de solidarité – j’allais écrire « viole » la solidarité. Car ce n’est même pas seulement un vol, mais c’est aussi une transgression violente de l’idéal social et politique de la solidarité. Ce cube de métal est une insulte à celles et à ceux qui ont besoin de la solidarité, car il leur dit qu’il est bien assez bon pour eux. En ce sens, ce que l’on appelle « l’entrepôt solidaire » confisque la solidarité en la réduisant à une aide. Mais l’aide, celle des bienfaiteurs, celle des bonnes œuvres, celle des dames à chapeau noir des églises, celle des acteurs de toutes les religions, veille à bien maintenir les rôles : il y a le secouru et celui qui porte secours, celui qui est le besoin et celui qui est dans le pouvoir.
Une solidarité à la mode Trump ou Macron
C’est que cette image de la solidarité est une solidarité à la mode Trump ou à la mode Macron. C’est aussi une solidarité à la mode des dignitaires religieux du christianisme, de l’hindouisme, du judaïsme ou de l’islam. Les religions ou les décideurs politiques ont toujours mis en scène des actions de solidarité, des entreprises de bénévolat, car cela leur permet, à bon compte, de bien asseoir leur pouvoir en maintenant les inégalités. Cette fausse solidarité, celle des dirigeants et des possédants, ne cherche qu’à se donner le beau rôle, surtout dans une société en crise : le rôle de la bienveillance. Mais ce n’est qu’un rôle, sur le théâtre politique. Sur la scène, ces personnages portent les masques et les costumes de l’aide, mais, en coulisses, ils veillent à conserver le pouvoir et à éviter que celles et ceux qu’ils appellent « les pauvres » ne viennent s’emparer du pouvoir. Cette solidarité à la mode des pouvoirs est un semblant, il ne s’agit que d’un rôle, et le panonceau sur le cube de métal est seulement un masque de théâtre et un costume de scène.
Une solidarité destinée avant tout à maintenir les inégalités et à les renforcer
Le cube de la solidarité ne sert qu’à étaler la richesse de ceux qui l’ont construit : « Voyez comme je suis riche, je donne aux pauvres, et, même, je suis tellement riche que j’ai besoin d’un hangar pour entreposer tout ce que je donne ». Accessoirement, cela permet de diminuer la pression fiscale, mais c’est une autre histoire. Le cube de la solidarité se trouve noyé parmi les autres cubes et les autres dépôts de marchandises, et, de cette manière, celles et ceux à qui il est destiné ne risquent pas de venir dans les beaux quartiers : il ne faut pas négliger ni oublier la frontière entre les deux Marseille, celle des quartiers Sud et celle des quartiers Nord, celle des chômeurs, des précaires et des faibles rémunérations et celle des fortunes, des biens et des richesses. Celles et ceux pour qui le panonceau proclame que le cube a été construit ne méritent pas une recherche esthétique ni une préoccupation architecturale. Finalement, il ne s’agit pas d’un « entrepôt solidaire », mais d’un entrepôt de charité. C’est toujours plus facile de maintenir les inégalités et de laisser dans le besoin celles et ceux qui, pour cela, sont différents, vivent dans un autre monde, que de leur donner véritablement les moyens de changer de vie et de prendre place dans un monde qui serait commun à toutes et à tous. C’est plus facile de déposer un cube de métal que de transformer la société qui est à l’origine des inégalités et n’est surtout pas décidée à changer les logiques sociales qui ont amené certains à être dans la richesse et dans le pouvoir et d’autres à se figurer qu’ils ont besoin des premiers. Le cube de la périphérie de Marseille a un rôle – faire la charité – et un but – fermer les portes de la ville et de la société à celles et à ceux dont on ne veut pas.
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