Tripoli – Marseille : Errance
Peu de gens le savent, mais j’ai grandi à Tripoli, au Liban.
Quand je cherche son nom sur Google, je tombe sur des articles qui la décrivent ensevelie sous la violence et la précarité. Ce n’est pas ainsi que je me souviens d’elle.
Je suis arrivé à Marseille en juin 2001. Vingt-quatre ans déjà.
J’ai laissé Tripoli derrière moi, mais elle aussi m’a laissé derrière elle. Parfois, je me demande si c’est moi qui l’ai oubliée, ou si c’est elle qui, lasse de voir partir ses enfants, les efface de sa mémoire pour ne plus souffrir.
Quand je pense à elle, ce ne sont pas des articles que je vois.
Ce sont des ruelles pleines de restaurants et d’échoppes, où l’on mange sans fin, où les hommes passent leurs journées à jouer aux cartes ou à fumer le narguilé.
Ce sont des marchés bruyants, coincés dans des ruelles sales et étroites, où pourtant les sourires défient la misère.
Ce sont des artisans, derniers témoins d’un savoir que les siècles ont poli.
L’odeur des orangers flotte dans l’air.
C’est un boulanger à l’entrée de Dahr el-Ain, le pain encore chaud, l’anis qui colle aux doigts.
Moi, qui demande à mon père si nous avons de quoi acheter des galettes au yansoun.
Le goût déjà sur ma langue avant même d’avoir mordu dedans.
Puis tout disparaît.
Est-ce le temps qui efface mes souvenirs, ou est-ce moi qui les réinvente ?
Mon souvenir est-il réel ?
Peut-être ce pain n’avait-il rien d’extraordinaire.
Peut-être l’ai-je chargé d’un souvenir qui n’était pas le sien, sacralisé pour préserver le dernier lien qui me rattache à mon enfance.
Tripoli n’est plus la même, et moi, je ne ressemble plus à celui que j’étais.
Rien ne me brise autant le cœur que de voir ses enfants s’élever en dehors d’elle.
Non pas que je souhaite leur échec, mais parce que chaque pas accompli loin d’elle marque son propre effacement.
C’était donc elle qui brisait leurs ailes, les gardait prisonniers d’un ciel trop bas.
Pour briller, ils devaient partir.
Quand j’y retourne, elle me regarde comme on regarde un étranger.
Les rues ont changé, les visages aussi. Les souvenirs ne trouvent plus leur place dans la ville réelle.
Les bancs où je m’asseyais n’existent plus, les voix qui m’étaient familières se sont tues, remplacées par de nouvelles.
Je marche, cherchant un repère, mais c’est Tripoli qui m’efface.
Elle n’a pas attendu mon retour, elle a poursuivi son chemin sans moi.
Les rues sont plus étroites que dans mes souvenirs.
Les façades que je connaissais ont disparu sous des couches de peinture trop récentes.
Ici, je suis chez moi et un étranger à la fois.
Les ruelles que je portais en moi n’existent plus que là, figées dans un passé où je suis seul à croire encore.
Tout ce que je croise, c’est l’ombre d’un garçon qui me ressemble, marchant dans l’autre sens.
Lui aussi sait qu’un jour, il devra partir.
Plus les années passent, plus je me sens étranger.
Étranger là-bas, on me regarde comme un revenant d’un monde révolu, qui n’est ni le leur ni le mien.
Étranger ici, où mon nom raconte une autre histoire, un ailleurs que je porte malgré moi.
Parfois, je cherche mes mots, comme si ma langue hésitait entre deux rives.
En arabe, je trébuche sur des phrases que j’aurais autrefois dites sans y penser.
En français, je me surprends à traduire des souvenirs qui n’ont pas d’équivalent.
Et la nuit, quand je rêve, c’est un mélange des deux, une langue qui n’existe qu’en exil.
Entre les deux, l’errance.
Une identité morcelée. Trop d’ici pour être de là-bas, trop de là-bas pour être d’ici.
Comme si mon corps appartenait à un lieu et ma mémoire à un autre, et que je ne pouvais jamais les rassembler.
Mais heureusement, à Marseille, tout le monde vient d’ailleurs.
On arrive le dos voûté sous le poids de nos vies, le cœur chargé d’histoires qu’on ne sait pas toujours raconter.
On traîne avec soi des blessures invisibles et des souvenirs incertains.
Très vite, on devient Marseillais.
Non pas parce qu’on y est né, mais parce qu’on aime cette ville dont l’identité n’est jamais fixe, toujours mouvante.
Une ville qui accueille, absorbe, se transforme, au rythme des générations et des exils.
Une ville qui te donne ce que tu cherches, même quand tu ne sais pas ce que tu cherches.
Et alors qu’on se demande pourquoi on est là—pour fuir la misère, pour bâtir une vie meilleure ?—
On se retrouve pris dans le tourbillon d’un quartier, la Plaine, à façonner son âme jour après jour avec chaque nouvel arrivant.
Peut-être que l’exil ne se termine jamais.
Peut-être que l’on cesse juste de chercher un retour.
On marche, on construit, on avance.
Et un jour, sans s’en rendre compte, on réalise que, peut-être, ici aussi, on a laissé une trace.
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