MARSEILLE : UN MARCHÉ MÉDITERRANÉEN (7)

SUR LE TRAFIC DE STUPÉFIANTS

Billet de blog
le 11 Avr 2025
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Parlons aujourd’hui d’une sorte de « marché parallèle ». Samedi dernier, le 5 avril, au cours de la fête de ses dix ans, parmi d’autres rencontres entre l’équipe du journal et le public, nombreux, « Marsactu » avait proposé une rencontre-débat avec B. Gilles et C. Martot Bacry sur le narcotrafic à Marseille.

Les stupéfiants

Comme s’en doutent celles et ceux qui me font l’amitié de lire ma chronique du vendredi, je vais partir des mots et de ce qu’ils signifient. Ce simple mot, « stupéfiant » désigne un produit qui nous plonge dans la stupeur, qui suspend notre jugement. Un stupéfiant est un produit qui nous plonge dans une interruption de notre réflexion, de notre approche rationnelle du monde, dans une forme de soumission. Quelle que soit la nature du produit qu’il désigne, ce terme, « stupéfiant », désigne un produit dont la consommation inhibe notre jugement, nous empêche de réfléchir et de nous situer à une distance des faits ou des situations. La consommation des stupéfiants consiste dans la recherche d’une suspension, voulue ou imposée, de notre regard sur le monde. Finalement, les stupéfiants ne sont qu’un produit nous permettant de nous situer dans un rêve provoqué. Au lieu de nous situer dans un rêve ordinaire du sommeil, nous nous situons, dans la consommation de stupéfiants, dans une sorte de rêve artificiel qu’elle suscite.

 

Le narcotrafic

« Narcotrafic » : encore un mot dont il faut questionner le sens. Il s’agit du trafic, du commerce licite, ou, souvent, illicite, du « narco », issu du mot grec « narkè », qui signifie la torpeur. Les narcotiques sont les produits qui suspendent notre éveil dans la torpeur. À partir de là, le narcotrafc est le commerce, licite ou illicite, des narcotiques ; on peut dire que le narcotrafic désigne le marché des produits destinés à nous plonger dans la torpeur. Mais, s’il est ici question de marché, c’est qu’il faut bien comprendre que nous ne parlons pas seulement des pratiques individuelles auxquelles nous pouvons nous livrer pour nous plonger nous-mêmes dans l’hébétude recherchée, mais que les produits dont il est question font l’objet d’un véritable commerce. Le narcotrafic est le commerce de la torpeur, et le penser consiste à élaborer ce que l’on peut appeler une économie politique de la torpeur. Il s’agit de la relation entre les producteurs, les distributeurs et les consommateurs des stupéfiants qui est à l’origine d’un marché. Comme dans tous les marchés, les produits qui y circulent ont une certaine valeur, un prix, qui, comme l’expliquait Karl Marx, s’établit dans la relation entre la valeur d’usage (celle qui est fixée par les consommateurs) et la valeur d’échange (celle qui se fonde sur la relation entre les acteurs du marchés). Mais on ne peut pleinement comprendre le marcotrafic que si l’on associe les valeurs du marché des stupéfiants à ce qu’il représente pour ses différents acteurs.

 

Une autre approche de la question du narcotrafic

L’échec des approches politiques contemporaines du narcotrafic dure depuis trop longtemps pour que l’on ne reconnaisse pas qu’il y a quelque chose qui est mal posé dans notre réflexion et dans nos mesures. C’est ici qu’il nous faut élaborer une autre approche du narcotrafic. Ce qui est mal posé est le fait que nous nous cantonnons à une approche strictement économique, en termes de valeur et de marché, à une approche policière et judiciaire, en termes de répression, ou à une approche sanitaire, en termes de prévention médicale. Ce qui manque à tout cela, c’est qu’à aucun moment, on ne se demande ce que représentent les stupéfiants pour celles et ceux qui en consomment, jamais on ne pose la question de la signification des stupéfiants. C’est sur ce point qu’il importe d’avoir une réflexion en termes réels de pratique et de consommation, mais aussi, en même temps, en termes d’imaginaire, pour comprendre quels sont les désirs ou les fantasmes qui sont liés à l’usage des stupéfiants. Il ne faut plus seulement poser la question des stupéfiants et du narcotrafic dans les simples termes d’une relation de marché et de consommation, il faut se demander ce que représente, pour nous, l’usage des stupéfiants. Pour reprendre les termes de l’enquête publiée récemment par « Marsactu », il nous faut poser la question de ce que signifie le désir de l’emprise. Il importe de poser la question du sens au lieu de limiter notre raisonnement à la question des conditions sociales de la pratique.

 

Ce que signifie l’emprise

On peut suggérer trois termes qui permettent de penser le sens de l’emprise et de son désir. Le premier consiste à penser le narcotrafic comme l’instauration d’une relation de dépendance entre le consommateur, son fournisseur et le produit en question. En plongeant l’usager dans la stupeur, les stupéfiants altèrent son jugement et le soumettent, ainsi, au pouvoir de ceux qui le forcent, ainsi, à s’inscrire dans le marché. Les consommateurs de stupéfiants mettent entre parenthèses leur activité psychique, leurs émotions, et leur activité intellectuelle, leur esprit critique. Ils se soumettent à l’emprise qu’ils recherchent comme un objet de désir. Le second terme qui permet de penser l’emprise est l’enfermement dans le marché. Finalement, le narcotrafic n’est pas seulement un marché de distribution et de consommation de stupéfiants, il s’agit aussi d’enfermer les négociants et les consommateurs dans la prison de ce marché. À cet égard, il y a une continuité entre le libéralisme et le narcotrafic, qui en est peut-être simplement une forme particulièrement achevée. Enfin, la société libérale a compris qu’elle avait intérêt à réprimer l’usage et le trafic des stupéfiants pour mieux asseoir son pouvoir. En ce sens, le narcotrafic n’est que l’un des produits qui donnent toute sa force au commerce libéral. Non seulement nous sommes enfermés dans le marché libéral comme dans les pratiques de la consommation, mais nous nous soumettons nous-mêmes à ce marché, en nous enfermant nous-mêmes dans la suspension de notre critique et dans notre propre servitude. Grâce à l’emprise des stupéfiants, la société libérale n’a même plus besoin de la police et de la justice pour nous surveiller et nous réprimer, puisque, par la stupéfaction, nous nous soumettons nous-mêmes à l’ordre social qu’elle nous impose. Finalement, l’emprise de stupéfiants et de leur marché n’est qu’une entreprise de plus de notre aliénation et dans la perte de notre liberté.

 

Une perte d’identité

La consommation des stupéfiants nous fait perdre notre identité, car ils sont employés justement pour cela : pour échapper à une identité ressentie comme imposée et nous en former une autre. Mais celle-ci n’est qu’un fantasme, il s’agit d’une identité rêvée. Quant au trafic des stupéfiants, il s’agit d’un faux marché ; ce n’est pas un fantasme, lui, l’argent qui y circule est bien réel, mais ce qui est faux, c’est l’échange, car il s’agit d’un vol. En privant les consommateurs du sentiment de leur identité réelle et en les confinant dans un fantasme d’identité, les trafiquants leur volent leur identité et, en nous confinant dans l’emprise du marché qu’ils imposent par la force et la violence, ils suscitent un marché qui n’est qu’une réplique d’un véritable marché, car les échanges y sont remplacés par la violence et les rapports de force. Et, de plus, comme ce sont les armes à feu qui soutiennent ce marché-là, ceux qui y agissent ne sont que de faux négociants, poussés par un imaginaire de supériorité dans des rapports de force qui les manifestent en dissimulant la vérité de leur faiblesse réelle. Pour les uns et les autres, les consommateurs et les trafiquants, le faux marché du narcotrafic est là pour remplacer l’échange par de la soumission aux vendeurs et à ceux qui s’imaginent faire la loi, qui n’en est pas une, en croyant la remplacer par la figure d’un père qui n’en est pas un. 

 

Une fausse identité

En réalité, ce qui se joue dans l’usage des stupéfiants et dans le narcotrafic n’est que l’instauration d’une fausse identité à laquelle nous nous soumettons en perdant notre identité réelle. C’est bien le sens de l’usage des stupéfiants et de l’hégémonie montante de leur trafic : au lieu de nous permettre de construire une véritable identité de sujets sociaux, les stupéfiants nous soumettent à la violence de l’aliénation de notre jugement et à la perte de notre liberté. En ce sens, ils sont redoutablement efficaces, car la société n’a même plus besoin de réprimer, puisque nous nous soumettons nous-mêmes à la perte de la liberté. Au lieu de nous permettre de nous identifier symboliquement à des modèles comme ceux de nos parents, de nos métiers ou de nos désirs, l’usage des stupéfiants, et, au-delà, leur marché, nous imposent de véritables fantasmes d’identité. Par l’usage des stupéfiants, nous ne construisons plus librement notre identité, mais nous nous laissons imposer une identité imaginaire qui nous aliène encore davantage en nous soumettant au marché de l’emprise. Tant que nous ne poserons pas le problème du narcotrafic en essayant de comprendre ce qu’il signifie, en termes d’aliénation de notre identité, nous ne pourrons pas le résoudre, car nous ne comprendrons pas le désir qui peut pousser à rechercher l’usage des stupéfiants, pour jouer à avoir une force de héros violents, comme en ont toujours eu les criminels que nous admirons en secret, faute de repères sociaux légitimes.

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