Pensées d’un confiné
Pensées d’un confiné
L’ennemi invisible
“Nous sommes en guerre !”
Des mots à la tonalité martiale prononcés gravement, des mots foudroyants qui convoquent un imaginaire de soldat. Le décor est immédiatement dressé : c’est le son des trompettes qui résonne au loin, des chants de haine dans les rues, des cris guerriers dans les tranchées et les ricanements des corbeaux. C’est un paysage de désolation avec des cratères gigantesques où agonisent salement des hommes autrefois bouchers, artisans, poètes, amants, enfants, aujourd’hui martyrs. C’est le règne monstrueux de la machine qui blesse et tue aveuglément, par amour immodéré du sang. Ce sont des créatures de métal qui crachent du plomb, éructent, vomissent du poison. Elles s’en prennent à tout ce qui vit et leur œuvre est dévastatrice, se poursuivant sans trêve aucune. Elles sont ogresses et n’obéissent qu’a un seul commandement : meurtrir la chair avec l’acier. Dans cet univers cuivré, tout a odeur de poudre et de sang. Voilà ce que peut évoquer le mot “guerre”, voilà ce qu’il m’évoque en tout cas. Vision outrancière d’un monde en décomposition.
Le mot furieux de guerre n’est pourtant pas nouveau. Il circule depuis longtemps dans la bouche des gens. Guerre économique, contre le terrorisme, contre le mal, contre soi et les autres… Tant de champs de bataille où les hommes ne sont rien d’autre que des combattants en alerte, aux corps usés par la pluie et la boue. La paix ne serait alors qu’une chimère d’enfant ou un songe de colombe. Le mot est tant employé (et tant malmené) qu’il en vient presque à perdre sa force évocatrice. Il reste une sombre abstraction pour un peuple qui ignore finalement tout de la guerre. Un peuple qui a eu le privilège d’être en paix depuis plusieurs générations et dont la guerre est désormais personnelle. Parler de guerre relève pratiquement de la formule magique. Ce serait une incantation permettant de rassembler les hommes et les femmes autour d’une figure honnie. À défaut d’avoir des rêves à partager, c’est un cauchemar commun qui nous est proposé.
Nous voilà possédés par un affreux démon : le coronavirus. Il colonise malicieusement nos corps comme nos esprits et sa présence se fait chaque jour plus forte. Car ce démon est un indélicat : il ne s’annonce pas, s’introduit en vous sans plus de formalité et s’amuse à faire détraquer la machinerie interne. Il cause un tel tapage à l’intérieur de vous que vous toussez sèchement, vous affaiblissez et sentez comme un poids vous asphyxier. Il arrive que votre corps panique et que vous perdiez alors cette fameuse guerre. C’est le temps de la tragédie et il serait ignoble d’en dire plus, pour le moment du moins.
Ce démon est un coriace, on ne lui connait pas de véritables faiblesses et il s’amuse des légions qui sont envoyées à sa rencontre pour le déloger. Il fait des grimaces, des gestes obscènes et poursuit sa course folle à travers d’autres organismes. C’est un ennemi qu’on connait mal mais une chose est certaine, il est mobile. Il s’installe partout et profite de la moindre brèche pour s’engouffrer. Ce nomade se joue des frontières et voyage sans passeport. C’est un vrai passager clandestin et il peut s’écouler de nombreux jours avant qu’on s’aperçoive de sa présence. Il n’est pas difficile et s’accommode de tout type de transport.
Ce peut être un wagon à bestiaux, un homme à la démarche pesante qui soupire à chaque pas. Son souffle est animal et il soulève derrière lui des nuages de poussière. On croit presque entendre le cliquetis entêtant et monotone des roues sur les rails. Le rythme est lent et c’est l’occasion pour le virus de profiter du paysage. Il s’émerveille des richesses de la campagne environnante et s’imagine allongé dans un champ de fleurs, éclaboussé par les rayons du soleil.
C’est aussi un avion hypersonique, femme pressée qui s’est déguisée en coquelicot. Robe, rouge à lèvre, boucles d’oreille, chaussures : tout est d’un rouge éclatant. Les talons aiguilles frappent frénétiquement le sol, c’est une danse infernale qui donne le vertige au virus. Il est grisé par la vitesse et tout se resserre autour de lui. Il se cramponne tant qu’il peut pour éviter d’être expulsé et rit comme un démon. La machine s’emballe et il est compressé au point d’éclater en une myriade de petits points.
C’est une montgolfière, femme voltigeuse dont les pieds touchent à peine le sol. A chaque pas, on redoute que le filin qui la relie au sol ne cède et qu’elle ne s’envole, emportée par le vent. Sa légèreté est un joli pied de nez à la gravité. Elle appartient aux astres et ces derniers ne cessent de l’appeler pour qu’elle devienne à son tour une constellation. Le virus espère, dans le secret de son cœur, que ce voyage céleste aura lieu tant qu’il vit en elle.
C’est une montagne russe, enfant rieur aux cheveux ébouriffés. Il dévale les pentes, ignorant du passé comme du futur, seul compte l’instant. Il a le ventre rempli de bonbons multicolores et il s’apprête à tout régurgiter, gerbe chatoyante comme un arc en ciel. Le virus a l’impression d’être dans un parc d’attraction. Il s’endort enseveli sous des centaines de peluches avec pour berceuse une symphonie de coussins péteurs.
C’est une limousine. L’intérieur est luxueux, froid et désincarné. C’est un homme important et d’une richesse obscène. La tenue est sobre, sans fioritures et il ne se sépare jamais d’un attaché caisse contenant des documents de la plus haute importance. Les vitres sont teintées et le virus se sent comme invisible. Il est indifférent à ce monde de chiffres et de variables et sent que sa seule présence suffit à ébranler l’ordre des choses qu’on pensait pourtant naturel. Il s’ennuie et boit le whisky de qualité supérieure pour passer le temps. Enfoncé dans les fauteuils en cuir, il s’amuse à faire des ronds de fumée avec un havane. L’atmosphère commence à être vicié par la fumée. Hébété par l’alcool, il aperçoit une boite à chaussure cachée sous un siège et recouverte d’un plaid. En indiscret, il farfouille et il découvre de véritables joyaux : un lance pierre, des dents de lait, des chewing-gums, des lettres d’amour, des cartes de collection et d’autres bibelots sans la moindre valeur. Ce trésor d’innocence l’amuse et il lit de vieilles revues en faisant des bulles. L’homme au costume sent comme une démangeaison à l’intérieur de lui et prend une journée de repos.
C’est une chaise à porteur, homme sultan qui est révéré par ses sujets. Ce voyage-là transporte le virus dans un monde parallèle où les mots sont murmurés aux creux des oreilles et où flotte une capiteuse odeur d’encens. La démarche est nonchalante et chaloupée. L’hôte en est un peu écœuré. Dans ce vaisseau de sensualité où la langueur est vertu, il se surprend à rêver d’érotisme. Le moindre geste est invitation à la caresse et il sombre dans la torpeur. Lui qu’on prétend ennemi farouche du contact aspire à une sieste amoureuse, lové dans les bras d’un amant.
C’est un dromadaire, un homme ascète qui s’est retiré du monde. Il est sec et a la gueule hallucinée. Son regard enveloppe tout chose et il décèle du merveilleux dans l’insignifiant. Avec lui, le virus entame un voyage contemplatif d’une rare profondeur. C’est pratiquement de l’immobilisme mais il reste la respiration, régulière et intense. Le virus se sent guidé par ce souffle. Pour un peu, il arrêterait là son épopée mais il a trop soif de vie. Il continue d’enfler et de se propager. Il est avide d’expansion. En bon boulimique, il s’épanouit mal dans le silence.
C’est un char d’assaut, femme cuirassée qui avance sans se soucier des fils barbelés et des mines qui tentent de freiner sa progression. Les chenilles broient le bois, le roc et les os. Le craquement sinistre fait bourdonner le crâne du virus et ses tempes battent follement. Il se cogne contre les parois métalliques à chaque secousse et regrette de ne pas porter de casque. Il se sent comme un cascadeur avant la chute dont l’adrénaline fait oublier le risque. Cette marche conquérante rappelle au virus ses propres succès et l’excite au plus haut point. Il perçoit toutefois comme un ralentissement par moment : défaut de carburant ? Problème de machinerie ? Usure naturelle ou fatigue d’être ? Qui sait ? Il reste des terres à soumettre alors l’allure doit se maintenir.
C’est un caddie de supermarché, un homme ou une femme, peu importe, la misère ne fait pas de distinction. La personne est emmitouflée dans des couvertures, allongée sur le trottoir. Elle fait partie du paysage urbain, autant dire qu’elle n’existe pas vraiment. Son existence incommode ou indiffère, c’est selon l’humeur du moment. La présence du virus n’a fait que renforcer son isolement. La marche est celle de l’errance. Elle boite et le regard se porte vers le bas. Vie de bossu.
C’est un sous-marin, homme furtif qui échappe aux radars de la modernité. Il se plaît dans les profondeurs et le virus peut admirer les merveilles aquatiques depuis les hublots. Dans les bas-fonds, il découvre un monde oublié hanté par des créatures horrifiques. Cet homme, véritable misanthrope, vit camouflé et se déplace latéralement, comme un crabe, pour échapper au regard. Il rêve d’anonymat : pas de nom, de passé, pas d’identité. En somme, il est tapi sous la vase et le sable. S’il détient l’arsenal nucléaire dans son ventre, c’est surtout pour garantir sa tranquillité.
Et tant d’autres moyens de transport qu’il serait vain de vouloir tous les catégoriser.
Le coronavirus est un insouciant, il est désigné comme un agent de la mort mais il obéit à ses propres lois. Son arrivée impromptue dans nos vies est un bouleversement. Les prophètes de l’apocalypse, hantés par des visions crépusculaires, se réjouissent. Ils prédisent une nouvelle ère et s’empressent de partager leur message au plus grand nombre. Certains se réfugient dans la spiritualité d’autres dans la rationalité pour combattre le phénomène inconnu. Tout est bon pour juguler la peur. Surinformation, repli sur soi, création artistique, communion avec le virtuel… Autant de parades contre l’impuissance. Le confinement imposé par le virus c’est aussi un catalyseur de personnalité. Nous sommes nombreux à vivre les yeux clos ou plissés et voilà que le virus, propulsé au cœur de nos vies, nous force à écarquiller les yeux. L’effet est le même que celui d’une lumière éblouissante. Le risque bien sûr c’est de perdre définitivement la vue alors on peut choisir de détourner le regard. Ou on peut oser affronter ce dard lumineux qui nous transperce de part en part. L’épreuve de la vérité est douloureuse mais elle est salutaire. La mort longtemps occultée réapparait comme donnée souveraine de nos vies. Elle était tenue à distance par des dérivatifs de seconde zone, par l’oubli de nos corps et l’abandon au quotidien, à la vitesse, à la frénésie. Mais bannir la mort dans le pays des ombres ne revient pas à la priver de sa force. Elle demeure incontournable malgré les promesses d’immortalité qui fleurissent dans les jardins numériques. Il est peut-être temps de revenir à une réalité plus crasseuse faite de boue, de souillure et de sang. Car c’est aussi ça la vie : du dégueulasse et des odeurs fortes. Retournons un temps dans les égouts de l’existence et quittons ce monde éthéré fait de bambous et de vide, pagode d’esthète raffiné qui navigue sur une rivière argentée. Je ne crois pas que l’expérience soit avilissante. Le beau c’est aussi le laid et inversement. Accepter sa vulnérabilité pour gagner en épaisseur ? C’est peut-être une considération d’exalté ou de privilégié qui n’a jamais eu à affronter la misère à mains nues, mais j’y crois.
Et je n’oublie pas les hommes et femmes sur le terrain qui sont engagés dans cette lutte sanitaire : infirmiers, infirmières, médecins, aides-soignants, agents de nettoyage… Ils ont cette conscience aigüe que la vie ne peut se concevoir sans la mort. C’est la sagesse ou la malédiction des soignants. C’est difficile de retranscrire sans trahir ce que peut être leur quotidien en ce moment, les choix éthiques terribles qu’il doivent faire et la colère teintée de fatigue qu’il peuvent ressentir. Ils encaissent coup après coup et affrontent l’horreur mise à nue. Notre fragilité n’est pas un mystère pour eux. Il faudra un jour, quand la crise sera passée (car elle passera: vœu ? Supplique ?) faire le récit de ce qu’ils taisent.
Voilà le virus, c’est la panique collective, l’achat compulsif de papier toilettes (pour l’embaumement à venir ?), l’exode et la peur qui se propage comme la gangrène. C’est aussi des applaudissements nourris pour le personnel hospitalier, des concerts improvisés sur les balcons et des éclats de rire entre amis. C’est un embryon de chaos duquel il peut résulter le meilleur comme le pire. En tout cas c’est peut-être l’occasion de sortir de la léthargie collective. Le virus serait alors le magicien qui, d’un claquement de doigts, met fin à l’hypnose du sujet. Celui-ci avait fait rire la foule en mimant la poule, en caquetant sur scène et en picorant des grains de maïs imaginaires mais il est temps qu’il redevienne humain. Et c’est sans doute le plus difficile.
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