Les frontières invisibles de Marseille et d’ailleurs
Les frontières invisibles de Marseille et d’ailleurs
Arpenter les frontières.
Il m’arrive de temps à autre de publier des reportages. Parmi les thématiques qui me sont chères figurent la question des frontières. A ce sujet, je n’ai jamais entendu meilleur questionnement que celui posé par Théo Angelopoulos dans “Le pas suspendu de la cigogne” : à quel moment cesse-t-on d’être ici pour être ailleurs ?
J’ai arpenté les vestiges de frontières de la France jusqu’à la Serbie. Je les ai photographiés, j’ai parlé avec ceux qui se souviennent des postes de garde entre l’Italie et la Yougoslavie. J’ai touché le béton armé des frontières idéologiques, pas loin d’ici, sur le plateau d’Albion. Les dispositifs qui nous font passer “d’ici” à “ailleurs” prennent toujours cet aspect immuable. Ils sont bâtis pour durer, pour rendre tangible les souverainetés et faire comprendre aux impétrants que notre “ici” diffère de leur “ailleurs”.
Pourtant les confins d’un territoire ne sont que le résultat d’échanges, de tensions et de discussions. Les diplomates parlent de “négociations”, autre mot pour désigner la mise en sommeil des discordes.
Le temps court (celui d’une vie humaine) nous permet de faire ce constat simple : nous croyons immuable ce qui est de fait éphémère.
Un homme, que j’ai rencontré fortuitement à la frontière Italo-Slovène et avec qui un dialogue s’est amorcé a parfaitement résumé l’inconsistance des postes frontières. Ils sont destinés à être supprimés, déplacés, et in fine, à être envahis par la végétation ou livrés aux vandales. J’étais alors en reportage pour Slate et Marco (c’est son nom) m’accoste :
– Bonjour, je peux vous demander ce que vous faites ?
– Je réalise un reportage sur les vestiges de frontières.
– Ah…c’est intéressant ! Vous avez 10 minutes ?
Il me délivre alors un cours d’histoire pendant 1 heure pleine. Tout y passe, la domination de Venise, la place de Trieste face à ce puissant voisin, la vie des habitants lorsque la ville appartenait à l’empire austro-hongrois, la région qui repasse dans l’escarcelle de l’Italie après la guerre.
J’ai écouté cet homme avec passion.
Il regarde les vestiges que j’étais en train de photographier et me dit :
– Maintenant que la Yougoslavie n’existe plus, on peut voir à quel point cette topographie est artificielle non ?
– Oui ! Mais vous, comment vous définiriez-vous en terme d’appartenance nationale ?
– Je suis européen avant tout !
– Pas italien ?
– Je suis citoyen italien, mais né à Trieste qui appartenait il y a moins d’un siècle à l’Autriche. Mes parents sont nés dans une ville qui n’était pas italienne et ma mère est Slovène…ça donne quoi selon vous ?
Marco à raison, parfois les frontières sont absurdes car elles convoquent un cadre de référence bien trop étroit, ou, à contrario, bien trop lâche pour que nous puissions nous y reconnaitre.
Retour de Vucjak.
Un peu plus au sud je me suis rendu dans le camp de réfugiés de Vucjak qui se trouvait alors à la frontière Bosno-Croate. Ce fut l’une des épreuves les plus difficiles de ma vie. Plusieurs centaines d’hommes s’entassaient (depuis le camp a été fermé) dans une décharge à ciel ouvert à mille lieux de la misère pittoresque, la misère si drôle, que l’on écoute chez soi sur sa playlist spotify. Ces hommes, venus pour la plupart du Pakistan et de l’Afghanistan, tentaient de forcer les portes de l’Union Européenne via la Croatie.
Lors de mon retour à Marseille j’ai noté que cette expérience avait laissé ses marques. On s’endort forcément moins bien après ça. Je décidai donc de me remettre en selle en parcourant les rues de Marseille pour trouver des sujets qui m’éloigneraient temporairement des problématiques liées aux frontières.
Me voici donc sur ma moto, attendant sur l’échangeur de Frais Vallon que le feu passe au vert. A ma gauche, je vois un camp Rom en fin de compte similaire à celui de Vucjak. La même misère, le même abandon, le même rejet, les mêmes craintes.
Ce camp était (et il l’est toujours) parfaitement furtif. Nous sommes des milliers de Marseillais à passer devant sans le voir. Nul doute pourtant, que cette faculté de mimétisme soit le résultat d’une stratégie quelconque. Le camp, avec ses bâches bleues, ses tôles ondulées et ses panneaux de contreplaqué jure totalement dans ce paysage uniformément gris. Il est l’essence même de l’entropie urbanistique.
Et puis, tout à coup, je comprends tout : la maitrise collective que nous avons sur les effets de cette entropie est aussi le résultat de frontières bien gardées. Les enfants, femmes et hommes qui peuplent cette cathédrale de misère ont passé toutes les frontières pour buter face au dispositif le plus efficace qui soit : la frontière invisible.
Soyez en tous sûrs : nous n’avons nullement besoin d’un homme providentiel pour abolir la noblesse de nos principes fondamentaux. Pour oublier l’autre, il suffit de délimiter nos principes moraux aux lignes qui distinguent l’ici de l’ailleurs. C’est de cette façon que nous pouvons passer à côté de l’autre sans le voir.
Mais – parce qu’au sein d’une ville comme Marseille il y a toujours un “mais” – cette mécanique cognitive se grippe dés lors que vous décidez qu’aucun visa n’est nécessaire pour franchir ces frontières invisibles.
Notre ville est parsemée de mini Vucjak. Il y en a partout. Ou presque. Car, il existe des portions de territoire bien gardées dans lesquels il est impensable que prolifèrent ces camps. Nous produisons donc d’autres frontières invisibles qui s’opposent aux premières.
Ces accords de Yalta communaux ont dessiné une ville défigurée par deux stigmates indissociables, à savoir, la pauvreté endémique et la cécité volontaire.
Aux abattoirs.
A mon retour de Bosnie, je m’étais donc mis en tête de faire une série de photos dans ces camps de la honte marseillais. Les camps des perdants et des invisibles, de tous ceux qui, ayant bâti ces rafiots terrestres à la dérive, savent que s’ils vivent dans ces conditions, c’est parce que précisément, c’est bien leur camp qui a été vaincu.
Je contacte Jane Bouvier qui s’occupe avec dévouement et professionnalisme des enfants déscolarisés qui s’y trouvent. Je lui demande de m’introduire dans ces écosystèmes à la fois intra et extra urbains. Cela n’a pas été possible pour diverses raisons.
J’ai alors décidé de tenter le coup seul sans vraiment y parvenir mais tout comme Patrick Modiano l’explique dans Dora Bruder : je suis patient, je peux attendre des heures sous la pluie.
L’occasion s’est présenté hier, dimanche 17 mai, alors que je parcourais le quartier des abattoirs. Je m’arrête pour faire quelques clichés du hangar à l’abandon qui était destiné à accueillir le chantier de la grande mosquée de Marseille. Cet édifice n’a jamais vu le jour vraisemblablement à cause de la présence des frontières visibles et invisibles qui divisent aussi bien la ville que l’ordre géopolitique global…mais il s’agit là d’une autre histoire. Quoique ?
Pour y parvenir je remonte une file de dix camping-car stationnés en file indienne. Ces camping-car n’appartiennent pas à de riches retraités anglais, italiens ou espagnols égarés. Cela se voit au premier coup d’oeil. Il n’y a là que des vieux Bedford et autres Iveco des années 80 et 90. Des chevaux de traits aux pattes ankylosées et bouffés par la cataracte. Certains sont borgnes voire aveugles mais tous ont traversés les vallées et les cols goudronnées des routes européennes pour aboutir là où il y a quelques décennies ont les mettaient à mort.
Ma lei parla italiano ?
Je gare ma moto devant le premier fourgon de la file et je salue les résidents temporaires de ce lotissement composé par le combo véhicules et trottoir. Je rentre dans le bâtiment. L’intérieur est immense et sert de dépôt sauvage pour pneus usagés. La lumière est belle. La saleté repoussante. L’hygiène digne d’un égout post fêtes de fin d’année.
Je ne reste que trés peu de temps à l’intérieur et lorsque j’en ressort, une vingtaine de paire d’yeux me fixent avec un air dubitatif. Je salue les nouveaux venus. On me demande ce que je fais. Je réponds. Un dialogue difficile s’engage à cause d’un français mal maitrisé par mes interlocuteurs mais derrière lequel je détecte un accent familier. Je demande :
– Ma lei parla italiano ? ( Vous parlez italien non ?) . La réponse est immédiate : si ! Come no ? ( Oui ! Bien entendu !)
La conversation s’engage avec deux hommes, les enfants arrivent, puis les femmes. Les 10 camping-car appartiennent à 9 familles pour 40 personnes en tout. Ce sont des Rom de Bosnie Herzegovine originaires de Banja Luka (la capitale de la Republika Srpska, l’une des trois entités administrative, politique et gouvernementale qui compose la Bosnie après les accords de Dayton). Ils parlent tous italiens car tous y ont résidé à un moment ou à un autre de façon prolongée. Certains parmi les plus jeunes sont d’ailleurs citoyens italiens.
Je porte les Balkans dans mon coeur et je suis ravi d’échanger avec des bosniaques. Nous parlons de la beauté des montagnes et des villes de Bosnie-Herzégovine avec Francesco le plus vieux des hommes présent ce dimanche. Les plus jeunes nous écoutent et réagissent avec ironie : oui c’est beau mais à quoi ça sert la beauté s’il n’y a pas d’industries, pas de travail?
Ils ont raison. Pas besoin d’avoir lu Karl Marx pour s’accorder sur le fait que la beauté est un concept bourgeois.
L’un d’eux m’interpelle et me demande si je fais souvent des photos de lieux abandonnés, ce à quoi je réponds par l’affirmative. Alors, me dit-il, tu dois connaitre un terrain où nous pourrions aller lorsqu’ils nous chasserons d’ici ?
Tous les 3 jours environ, le convoi se déplace en quête d’un autre terrain vague, d’un autre bout de trottoir. C’est à peu prés le temps que l’on nous donne avant de nous chasser, m’explique Francesco.
Une jeune femme écoute notre conversation sans rien dire avec ses enfants dont l’un est dans une poussette. Son regard de côté agit sur moi comme un poinçon temporal. Je sais qu’elle veut me dire quelque chose mais qu’elle n’ose pas ou attend le bon moment.
Je demande si je peux prendre des photos, ils me sourient et lancent un : oui, bien sûr !
J’ai obtenu mon visa, je suis admis “ici” alors que 10 minutes auparavant je venais “d’ailleurs”.
Les hommes posent, les garçons se tiennent fiers sur les vélos, les petites filles sont plus timides mais participent volontiers. Une dame plus âgée regarde mon manège avec distance. Elle n’aime pas trop ça. Je vais vers elle et lui demande si je peux la prendre également en photo. Elle refuse, je tente un timide : ” Pas de problème, excusez moi mais c’est dommage !”. Elle sourit laissant apparaitre deux canines en or négociées par des types qui doivent s’y connaitre en métal précieux et concède un cliché, puis un autre et un autre encore. La glace est rompue.
La jeune femme à la poussette vient vers moi : Toi tu parles italien et français tu vas traduire pour nous ce que nous voulons dire au 115 !
J’appelle donc le 115 et après 20 minutes d’attente, je comprends rapidement qu’il ne peuvent rien faire pour améliorer le quotidien de ces familles. On me renvoie vers les services municipaux pour obtenir une aide alimentaire et médicale. Il y a une petite fille de 10 jours dans l’un des camping-car, elle a besoin de couches, de lait.
Les doléances sont nombreuses.
Un jeune homme, Brendon, m’explique sa situation et me charge d’appeler l’OFII (l’Office Français de L’Immigration et l’Intégration) pour lui. Les demandes fusent de toutes parts.
Depuis mon téléphone sonne souvent et à vrai dire je me sens désemparé face à des demandes d’aides qui relèvent souvent de situations compliquées tant les structures et le fonctionnement des administrations sont incompatibles avec le mode de vie nomade.
Je reviendrai …
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