MARSEILLE : UN MARCHÉ MÉDITERRANÉEN (11)
LE SENS DU MARCHÉ À MARSEILLE
Il est temps de conclure cette série de chroniques consacrées aux marchés dans Marseille. Tentons de dégager quelques traits nous permettant de mieux comprendre le sens du marché dans cette ville - et, sans doute, au-delà, dans toutes les villes.
Le marché : un espace populaire qui résiste aux régressions de l’urbanisme
Qu’on y fasse ses courses ou qu’on y propose des biens à la vente, le marché est un espace populaire. C’est pourquoi cet espace urbain résiste aux menaces de disparition du peuple des villes portées par les stratégies de puissance du libéralisme contemporain. Faire disparaître le marché au bénéfice des soi-disants « supermarchés » est une façon de faire disparaître de l’espace de la ville les façons historiques de l’habiter. Habiter une ville, ce n’est pas seulement y vivre dans un appartement : c’est aussi avoir des relations avec les autres habitants avec lesquels, en partageant l’espace avec eux, on construit un espace social, économique et politique et on fait de lui un espace de vie. Le marché est l’espace de la ville qui contribue à donner une vie à la ville sans qu’elle soit détruite par les normes contemporaines de l’aménagement. Le marché est un espace de résistance populaire aux lois du libéralisme.
Le marché : une économie politique du quotidien
Il y a deux marchés, qu’il importe de distinguer. Le premier est celui de l’économie de marché, de celui qui donna son premier nom à l’union européenne : le « marché commun ». Il s’agit du marché entre les nations qui constitue l’espace politique dans lequel se mettent en œuvre les pratiques sociales du commerce. Ce ne sont pas les femmes et les hommes qui sont les acteurs de ce marché, ce sont les entreprises, les nations, les états et les pouvoirs. L’autre marché est celui dont il a été question au long de ces chroniques : c’est celui qui fonde l’espace de la ville en mettant en relation les marchands et leurs clients au cours de la pratique de l’échange, fondatrice de l’économie. Dans ce marché-là, c’est le quotidien qui est en question : on participe au marché en proposant des biens et des produits qui vont permettre aux gens de vivre chaque jour et en achetant ces biens, en « faisant ses courses ». Cours Julien, place Sébastopol ou au marché aux puces, c’est la ville quotidienne qui vit, qui respire, qui parle, qui échange en achetant ou en vendant.
Une médiation de l’économie politique
C’est pour cela que le marché permet de comprendre ce qu’est une médiation de l’économie : une dynamique constante de relation entre la dimension singulière de l’économie, celle des acheteurs et des vendeurs, et sa dimension collective, celle des entreprises, des lois, de la monnaie et des prix. Pour donner une signification à l’économie politique, il importe d’en passer par le marché de la ville et de la rue, car c’est lui qui lui donne son âme, car c’est par lui que nous sommes les acteurs de l’économie, sans même nous en rendre compte, dans notre vie quotidienne.
La ville et le marché
Sans doute est-ce dans les marchés que l’on retrouve le mieux l’identité de la ville. Née de la mer, Marseille a toujours vécu du marché, car le marché est l’espace urbain de la rencontre de la ville et de la mer, de Marseille et de l’étranger, du quotidien et de l’économie. Mais, surtout, le marché demeure l’espace dans lequel l’économie est encore une économie de femmes et d’hommes, au lieu de devenir un espace dominé par des machines et des dispositifs électroniques, presque une activité sans espace, puisque tout s’y fait par correspondance. Le marché est l’espace dans lequel Marseille continue à être une véritable ville, et, même, résiste à ce que l’on pourrait appeler sa « désurbanisation ». Il est important que Marseille conserve ses marchés, car ils sont les lieux dans lesquels elle est toujours une cité vécue. C’est dans les marchés que s’imagine une véritable politique de la ville qui s’exprime dans l’économie, dans la culture, dans les relations qui fondent l’habitat.
Deux adversaires : le marché et le libre-service
La naissance des libre-services et des « supermarchés » a opposé les uns aux autres les acteurs singuliers du marché et les acteurs collectifs de l’économie, les entreprises. Sous couvert de rationalisation, le libre-service tue ce qui est le propre du marché : l’échange symbolique qui accompagne l’échange économique, la parole et la relation qui sont le propre du marché de la ville. Le libre-service met fin à la relation tout simplement parce qu’il n’y a plus de vendeur, comme si les vendeurs et les marchands entravaient notre liberté, nous empêchaient d’être libres. Le piège est là : au lieu de faire de l’échange entre les partenaires du marché une activité libre qui repose sur la parole commerciale (chez les Grecs et les Latins de l’Antiquité, Hermès et Mercure étaient les divinités qui représentaient à la fois le commerce et la communication), ils font du commerce une aliénation, alors que c’est le libre-service qui nous enferme dans le piège du silence imposé. Il n’y a même plus de caissières et de caissiers au libre-service, puisqu’il y en a où les caisses sont automatiques.
Un espace économique de la rencontre et de la parole
C’est ce qu’il importe de conserver en préservant le marché dans la ville : l’espace de la parole et de la rencontre. Au marché, on rencontre le marchand qui nous propose sa belle salade ou, comme je l’entendais dans un autre marché, ailleurs qu’à Marseille, ces mots, scandés comme un refrain : « L’ail, l’ail l’ail, l’échalote ! » (mes amis savent bien que je déteste l’ail). Les rayons des supermarchés et les caisses automatiques ne parlent pas. C’est au marché que nous faisons l’expérience réelle de la communication dans la ville. C’est au marché que nous rencontrons les autres et qu’avec eux, nous bâtissons l’espace du politique, retrouvant, avec eux, le sens de l’agora.
Petite sémiologie du marché marseillais
Une ville se retrouve elle-même dans ses marchés. C’est pour cela que le marché, cet espace de paroles, nous donne les mots avec lesquels nous exprimons notre identité de marseillaises et de marseillais. D’abord, parce que c’est au marché que l’identité commerciale de Marseille se distingue de celle de Lyon ou de celle d’Avignon. La ville a ses marchés qui se situent dans des emplacements particuliers, différents d’une ville à l’autre, et elle a ses habitudes sociales qui font le quotidien des usagers du marché en lui donnant son expression économique. Il y a une sémiologie du marché, une rationalité des significations et des pratiques symboliques qui s’y échangent : le marché donne son sens à la ville en nous permettant de la retrouver et de la comprendre.
J’avais proposé une première approche des marchés à Marseille dans « Marsactu » le 1er avril 2023
La série : « Le marché à Marseille »
Marseille, un marché méditerranéen :21 et 28 février 2025
Le marché du cours Julien : 7 mars 2025
Les centres commerciaux, de faux marchés : 14 mars 2025
Le marché de la place Sébastopol : 28 mars 2025
Noailles : le Marché des Capucins : 4 avril 2025
Le trafic des stupéfiants : 11 avril 2025
Le marché de la Belle-de-Mai : 18 avril 2025
Les marchés informels : 25 avril 2025
Le marché aux puces : 2 mai 2025
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