DES MOTS SUR L’EMPRISE
« Marsactu » a commencé », mercredi dernier, la publication d’une série d’articles, intitulée « L’Emprise », proposant un regard sur le trafic de stupéfiants et les violences qui lui sont liées. Je propose, aujourd’hui, de consacrer mon blog à quelques réflexions sur la signification que l’on peut tenter de donner à cette emprise.
Peut-on donner une signification à cette emprise et à cette violence ? Par définition, la violence n’a pas de sens, c’est même ce qui la caractérise ; quand la violence survient, c’est qu’une situation n’a pas de sens. En revanche, on peut tenter de comprendre, les mots peuvent nous permettre de réfléchir à l’emprise de cette violence. Les mots peuvent nous permettre de la dire, de réfléchir à elle.
Les addictions et les trafics
Bien sûr, nous parlons du trafic des stupéfiants, et, par conséquent, au point de départ, il y a des addictions. Il n’y aurait pas de marché des stupéfiants s’il n’y avait d’addiction à leur consommation. Commençons donc par nous interroger sur le sens de la consommation des stupéfiants. Il s’agit, d’abord, d’échapper au monde dans lequel on vit. Comme par hasard, tout de même, ce trafic lié à cette consommation se déroule dans des quartiers pauvres, dans lesquels l’urbanisme ne s’est jamais posé comme norme, dans lesquels la puissance publique n’intervient pas – ou mal – parce qu’elle est incapable de comprendre ce monde d’où elle est exclue – à moins qu’elle ne s’en soit exclue elle-même. Finalement, à bien y réfléchir, dans les stupéfiants et leur trafic, il y a un double enfermement. La consommation enferme celles et ceux qui s’y adonnent dans un monde de « stupeur », dans une perte de conscience qu’ils s’imaginent les protéger du monde dont ils s’excluent. Le trafic enferme les acteurs de la consommation et du commerce dans un monde enfermé hors de la ville, hors de la vie sociale, dans un semblant de société propre. Les trafics font naître un monde collectif de pouvoirs et d’économie marchande qui, en réalité, enferme les consommateurs dans un univers où, ils se croient protégés d’un monde qu’ils ses figurent comme hostile, dont ils se croient exclus, pour mieux s’enfermer, en réalité, dans ce monde dont tous les pouvoirs leur échappent. Les usagers, qui deviennent les acteurs de cette violence, vont chercher là les plaisirs et les autorités, les tutelles qu’ils n’ont pas eus dans leur enfance, au moment de leur vie au cours desquels leur personnalité aurait dû se forger.
Les trafics et la violence
Ce n’est pas la consommation de stupéfiants qui suscite la violence, ce sont les trafics. La violence et la mort, que permettent l’absence de conscience, la stupéfaction, sont issues de la mise en œuvre des trafics. C’est que, pour pouvoir avoir lieu, les trafics ont, en quelque sorte, besoin d’une violence destinée à supprimer l’autre. Cet autre qu’il s’agit de tuer, c’est le concurrent, dans ce marché des stupéfiants, c’est la police et l’autorité destinées à y mettre fin, mais ce peut être aussi, tout simplement, celle ou celui qui passe par là, par hasard, mais qui pourrait être témoin de quelque chose. Les trafics donnent lieu à la violence, car, sans elle, ils ne pourraient pas se dérouler tranquillement. Sans doute est-ce là la différence entre le trafic et le commerce légitime : tandis que le commerce repose sur l’échange, le trafic repose sur la violence. Mais cette violence a un autre rôle : c’est par elle que les acteurs de ce monde se figurent exister, avoir une identité. Les acteurs du trafic croient qu’en tuant ou en exerçant une violence, ils se feront reconnaître une identité qui leur a été refusée par la société dans laquelle ils ont tenté de vivre. Au fond, dans le mode des stupéfiants, tout n’est qu’illusion – sauf la mort.
La violence et l’absence de l’État
Le déchaînement de cette violence – dont Marsactu explique qu’il va croissant – est lié à l’absence de l’État. Les quartiers dans lesquels se déroule cette violence se caractérisent par la carence de l’État et de ses acteurs, par le vide des pouvoirs légitimes et des autorités politiques. À l’absence de la figure paternelle de l’autorité dans le psychisme de ces jeunes correspond l’absence de la figure de l’État et de l’institution. Les personnages qui se livrent à la consommation et à la violence des trafics se figurent que les stupéfiants et les affrontements vont combler ce vide, cette absence. Mais il y a plus grave : ils se figurent exprimer par la violence une absence de personnalité, d’identité. L’identité ne pousse pas toute seule : elle se fonde dans l’expérience inaugurale du miroir, qui consiste à être en mesure de se mettre symboliquement à la place de l’autre. Mais, dans le cas de ces jeunes en proie à l’usage des stupéfiants et à leur trafic, il n’y a plus de relation possible avec l’autre. Sur le plan singulier, cela implique qu’il n’y a, finalement, qu’à le tuer, et, sur le plan collectif, cela implique que l’autorité et l’institution, médiations symboliques et politiques de l’appartenance sociale, ne peuvent avoir d’emprise. L’emprise, c’est donc celle des stupéfiants et des faux pouvoirs des trafics. Peut-être, d’ailleurs, faut-il inscrire cette absence de l’État dans la perspective de l’importance croissante des « réseaux sociaux » dans l’espace public. En particulier à Marseille, le déclin des médias traditionnels et les difficultés des acteurs politiques contribuent-ils à cette croissance des réseaux sociaux qui ont un rôle essentiel dans l’ancrage de la figure des stupéfiants et de leurs réseaux à eux dans la vie urbaine.
L’absence de l’État et l’absence des mots
Mais l’absence de l’identité et celle de l’État et de l’institution sont à l’origine d’une autre absence, plus radicale, puis fondamentale encore : celle des mots. C’est l’absence des mots et de la parole, l’absence d l’échange symbolique qui permettent de comprendre l’émergence de la violence, de ce que l’on pourrait appeler la radicalité de la stupéfaction et de son trafic. La stupeur fondée par les stupéfiants désigne l’absence de la parole. Il n’y a pas de mots dans ce monde, il n’y a que des actes, ceux qui sont mis en œuvre sous l’emprise. L’impasse est là : dans l’impossibilité » de la parole et dan l’absence des mots. Il ne s’agit même pas du silence, car le silence désigne l’interruption de la parole, mais de l’impossibilité de les dire. Celles et ceux qui se livrent à ses trafics sont sous l’emprise de l’impossibilité de parler, de dire des mots à un autre qu’ils ne reconnaissent plus. C’est là le défi auquel sont confrontés les institutions et l’qÉtat : en tentant de leur rendre des mots, il s’agit, finalement, de protéger des jeunes d’eux-mêmes.
B. Lamizet remercie B. Gilles pour ses conseils dans l’élaboration de ce texte
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