À Euroméditerranée, un projet immobilier pousse les pieds dans l’eau polluée

Vue sur l'îlot The Shed d'une notice architecturale. (source: capture d'écran rapport AE)

Et soudain, un immeuble surgit au fond du jardin. Résumée à grands traits, c’est la découverte qu’ont faite les membres de l’Autorité environnementale, au détour d’une réunion en septembre dernier. L’entité indépendante, chargée de l’évaluation environnementale des projets sur les territoires, était saisie sur des modifications dans le périmètre d’Euroméditerranée, aux Crottes précisément. Initialement, Bouygues Immobilier avait prévu de bâtir, face aux bassins du port, deux immeubles de bureaux sur plus de 12 000 mètres carrés de surface de plancher.

Vue aérienne du site et son contexte (source : capture d’écran du rapport de l’AE.)

Deux bâtiments en long qui doivent prendre place de part et d’autre d’une cour arborée, là où aujourd’hui sont stockés des containers. Ces immeubles comprenant bureaux, commerces et hôtel étaient censés se transformer en logements “lorsque la diminution des nuisances à la source sera effective”, écrit l’Autorité environnementale. “Cela suppose que le projet de « corniche », qui vise à transformer le viaduc de l’A55 en promenade urbaine, soit réalisé.” Autrement dit, pas tout à fait demain la veille.

“Indications données par oral”

Mais sans attendre cet hypothétique projet, un bâtiment a surgi dans l’intervalle, visible sur certaines vues d’architecte. Cet “ensemble immobilier” n’apparaît pourtant pas sur les premiers plans. Il n’est pas non plus dans le permis de construire initial, sur lequel la Ville a donné un avis favorable, nous confirme-t-on de source municipale. Ce “nouvel” immeuble de fond de parcelle doit comprendre des logements, comme on peut encore le lire dans le rapport.

“Un ensemble immobilier (comprenant des logements selon des indications données par oral au rapporteur) est désormais prévu entre 5B1 et 5B2 sur 1 913 m², qu’on aperçoit sur certains plans et visuels.”

Effectivement, l’immeuble apparaît notamment sur les sites de commercialisation de bureaux. Il est également présenté de façon schématique sur un plan mis en ligne par Euroméditerranée. Contacté, l’établissement public d’aménagement élude la question par une réponse technique. “Il y a toujours eu un immeuble de logements à cet endroit-là, mais il n’est pas compris dans l’îlot de The Shed (le 5B1). C’est une mauvaise interprétation de l’Autorité”, tacle Paul Colombani, directeur adjoint délégué à la stratégie urbaine d’Euroméditerranée. Il s’agirait donc là d’une “méprise” de l’Autorité environnementale. Quant à l’ignorance de la mairie sur le sujet, elle est “impossible”, répond le directeur adjoint d’Euroméditerranée, qui assure que “toutes les opérations sont présentées régulièrement aux partenaires”. De son côté, le promoteur, Bouygues, n’a pas souhaité répondre aux questions de Marsactu.

Au premier plan, l’îlot The Shed, derrière, le jardin des Fabriques, et entre les deux (entouré), l’immeuble supplémentaire selon l’AE. (source : capture du rapport de l’AE)

Outre l’apparition soudaine de cette nouvelle construction — pour certains partenaires, en tout cas —, un autre souci inquiète les membres de l’Autorité environnementale. Plus discret, celui-ci est pourtant de taille. Il concerne les eaux souterraines, fortement polluées, qui se trouvent sous l’îlot en question. “L’étude d’impact estime que le projet ne présente aucun impact sur les enjeux associés aux eaux souterraines (captages, remontée de nappe) et que les travaux n’engendreront aucun rejet, ni aucun prélèvement dans les eaux souterraines. Ces affirmations, plusieurs fois répétées, sont erronées, au moins pour ce qui concerne « The Shed »”, écrit, sans détours, l’Autorité environnementale.

“Remise en cause de la crédibilité de l’opération”

Plus précisément, les rapporteurs visent la construction d’un parking souterrain de 78 places qui devrait, selon les calculs de l’Autorité, être en contact avec les eaux de la nappe phréatique située sous l’îlot. Ce que n’a pas du tout prévu le promoteur, Bouygues, qui n’a pas non plus répondu sur ce point à Marsactu. Or, la principale mesure de l’étude d’impact du dossier The Shed est précisément “de ne créer aucun ouvrage en contact avec les eaux souterraines”.

L’Autorité va plus loin. “Il apparaît que « The Shed » s’affranchit de ces mesures, définies au niveau de la Zac Littorale, par la construction d’un sous-sol. Cela remet en cause la crédibilité de l’ensemble des mesures prises au niveau de la Zac (zone d’aménagement concertée) ou de l’opération d’intérêt national.” Les conséquences de ce mauvais calcul pourraient être sérieuses. En effet, l’Autorité environnementale prévoit des risques d’inondation dans les constructions voisines du fait d’un “effet barrage” induit par ces constructions “en période de hautes eaux”. Plus grave encore, cela pourrait fragiliser les constructions.

Les eaux souterraines présentent de fortes teneurs en sulfates, qui les rendent corrosives vis-à-vis des ciments artificiels et des armatures

L’autorité environnementale

“Les eaux souterraines présentent de fortes teneurs en sulfates, qui les rendent corrosives vis-à-vis des ciments artificiels et des armatures”, notent les experts de l’Autorité. En effet, les eaux — et la terre — situées sous The Shed sont, du fait des anciennes activités de raffinerie, de dépôt pétrolier ou encore de stockage d’hydrocarbure, fortement polluées. Pas de quoi motiver Euroméditerranée à prévoir un plan de gestion des sols pour autant. Comme le souligne encore l’Autorité environnementale, qui finit par employer un ton agacé transparaissant même à l’écrit. “Il n’est pas compréhensible, après avoir formulé la demande d’un plan de gestion des sols dès la première actualisation de l’étude d’impact et après l’avoir confirmé, que le dossier ne présente toujours pas ce plan de gestion”, insistent les rapporteurs. D’autant plus que, dans un précédent rapport, l’autorité indépendante écrivait déjà, noir sur blanc, que ce projet était loin d’être neutre : “L’aménagement dans le quartier des Fabriques à Marseille est susceptible d’incidences notables sur l’environnement et sur la santé humaine.”

De son côté, le directeur adjoint se veut rassurant. “Nous avons cinq mois pour répondre à l’Autorité et la réponse sera publique”, indique Paul Colombani, qui précise que de nouvelles études sont en cours. Ces dernières devraient être communiquées durant le “premier trimestre 2025”. “Nous ne pouvons pas communiquer sur des conclusions que nous n’avons pas encore, et nous les communiquerons d’abord à l’Autorité”, se défausse-t-il. Au sujet du risque d’inondation, le directeur adjoint d’Euroméditerranée certifie qu’il “est rarement lié aux eaux souterraines, mais plutôt au ruissellement”. Il convient en revanche que cela peut fragiliser le bâti.

“Les demandes de l’Autorité environnementale seront pleinement intégrées : nous étudierons comment les eaux de la nappe se déplacent et tous les risques que cela comporte…” Il assure également que des dispositifs techniques existent et pourront être proposés si cela est nécessaire. Bref, la machine est lancée et pas question de faire marche arrière. D’autant plus que l’avis de l’Autorité environnementale n’est, comme le rappelle le directeur adjoint d’Euroméditerranée, que consultatif.

Avec Benoît Gilles