Michea Jacobi vous présente
12 mois à Marseille

[12 mois à Marseille] Miel de Mars

Chronique
le 22 Mar 2025
3

Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. En ce mois de mars, Zoé se plonge dans la lecture d'un roman atypique qui lui donne une envie irrésistible d’apiculture et de miel.

En ce mois de mars, Zoé se plonge dans un roman qui lui donne une envie irrésistible d’apiculture et de miel. (Illustration Michéa Jacobi)
En ce mois de mars, Zoé se plonge dans un roman qui lui donne une envie irrésistible d’apiculture et de miel. (Illustration Michéa Jacobi)

En ce mois de mars, Zoé se plonge dans un roman qui lui donne une envie irrésistible d’apiculture et de miel. (Illustration Michéa Jacobi)

Résumé : Zoé, mère isolée habitant à Verduron, est une lectrice infatigable et une amoureuse en série. En janvier, elle a récupéré Idriss, un singulier migrant qu’elle a aimé et qui lui a fait faux bond le mois suivant. En février, débordée par le chagrin et l’agitation de ses enfants, elle s’est consacrée à la lecture de dark romance et à l’excursion. Du massif de l’Estaque, elle a ramené un drôle de zozo.

Miel de Mars

Je suis mars,

le mois farce

Au casque orné

De fleurs d’amandiers

Chaque fois qu’elle se rend chez son compagnon, un journaliste tendre et attentionné, Anna N. passe devant le même club de boxe. Parfois, elle aperçoit à travers la porte vitrée un beau mec en train de cogner. Toujours le même mec. Et souvent, elle songe à remplacer son frileux fiancé par ce colosse…

Zoé se réveille très tôt. Elle allume sa lampe de chevet et s’empare machinalement du livre posé au-dessous. C’est Dark Punch, le récit en principe sexy qu’elle s’est oubliée à lire, il y a une dizaine de jours déjà. Machinalement, elle continue le résumé imprimé sur la quatrième de couverture du petit volume :

… Un jour, elle franchit le pas. Et elle n’est pas déçue…

“Tu parles d’une affaire, pense-t-elle en jetant un regard désabusé sur le type qui ronfle à côté d’elle. Un fusil à un seul coup et qui s’endort en bavant sur l’oreiller dès qu’il a eu satisfaction. Une vraie farce. Et quel crampon ! Ça fait une semaine qu’il s’incruste, pas moyen de s’en débarrasser.”

Tout avait commencé le mercredi d’avant. Elle était allée marcher au hasard dans le massif de l’Estaque. Elle avait surpris dans une clairière un garçon cognant dans un punching-ball accroché à un amandier. Il était beau, l’arbre en fleur ne l’était pas moins et elle avait en tête cet imbécile roman. Le récit ne valait pas trois ronds, elle le savait bien. Il n’empêche, il l’avait touchée d’assez près pour qu’elle s’approche du boxeur, lui cause, lui fasse les yeux doux et finisse par le ramener à Verduron.

Au grand désagrément des enfants qui, toujours clairvoyants, avaient aussitôt trouvé l’intrus très con. Et avaient adopté envers lui l’attitude de l’oncle André et de sa nièce Jeanne à l’égard de l’officier nazi qu’ils sont contraints d’héberger. La méthode du Silence de la mer de Vercors : ne pas dire un mot au nouveau venu, la fermer et la fermer encore, jusqu’à ce que l’autre n’en puisse plus.

Et le système était en voie de porter ses fruits, Zoé le sentait bien. La seule idée que les petits allaient réussir lui rendit le moral. Elle se leva, l’âme emplie de bonnes résolutions. Elle dirait à l’amant foireux ses quatre vérités, elle le virerait. Elle arrêterait de lire n’importe quoi. Oui, dès aujourd’hui, elle irait en librairie faire le plein de bonne littérature.

En attendant, elle se livra aux tâches que l’époque réservait encore aux femmes et qu’elle accomplissait, mère archaïque, avec une efficacité remarquable. Réveiller les enfants en douceur, ouvrir les fenêtres et faire leurs lits, préparer un petit-déjeuner de première bourre pour tout le monde.

Le matinal repas se déroula comme c’était prévu, sans un mot de la part des enfants et dans une diarrhée de paroles du côté du boxeur à la noix : compliments hypocrites, vantardises et considérations aussi générales qu’imbéciles. Sa logorrhée se termina par une annonce triomphale : “J’ai une surprise pour vous, les minots — il les appelait les minots, croyant ainsi se rapprocher d’eux —, j’ai une surprise, j’ai acheté des billets pour l’OM ce soir. Je vous emmène.” Un silence de mort suivit la proposition. Il dura. Zoé le brisa bientôt en déclarant d’une voix neutre : “Impossible. Ils sont chez leur père ce soir. C’est pas négociable.” Le puncheur pâlit, on voyait bien qu’il avait pris un coup définitif.

C’était le cas. Après avoir conduit les enfants à l’école, Zoé constata en rentrant chez elle qu’il avait pris ses cliques, ses claques et ses gants de boxe. Bon débarras ! Elle s’attarda en chantonnant à faire encore un peu de ménage — encore ! — puis fila vers l’Encre Bleue, la librairie de l’Estaque. On lui recommanda J’, un roman de Mika Biermann. Elle l’acheta et, après avoir déjeuné d’une demi-douzaine de panisses (Magali fournisseuse) à la terrasse du bar Albert, rentra à la maison et attaqua le bouquin.

Des pupilles dans le noir

Entrer dans un livre, c’est comme pénétrer dans un lieu étranger, une pièce apparemment obscure. Rien ne semble reconnaissable, on cherche son chemin, mais peu à peu, comme des pupilles dans le noir, la faculté de comprendre où l’on est et le désir d’aller plus loin s’agrandissent. On butte encore ici et là, mais on continue le chemin, certain qu’il réserve quelques merveilles. Zoé suivit cet itinéraire. Elle eut du mal à se transporter dans le château en ruine où se déroulait l’histoire, à prononcer, même dans le silence de sa pensée, le nom des personnages principaux : Jeh le châtelain décati et Hrons, son majordome, pas plus brillant ; à admettre que le vieux laissait périodiquement échapper de ses lèvres de longues bandes de papier imprimé d’un autre texte, d’un autre livre peut-être. Maintenant, elle prend plaisir à passer de l’un à l’autre, de la conversation foutraque du maître et du serviteur au récit fragmentaire que vomit le second. Grande et petite marge, elle avance à petits pas sérieux au long des phrases, pas si sûre que ça d’aimer la promenade. Puis arrive la page qui l’attache définitivement à l’étrange histoire :

Hermann retirait les lourds cadres des ruches, le visage protégé par un voile léger, à mains nues. Depuis longtemps il était mithridatisé contre le venin de ses protégées, qui ne se donnaient même plus la peine de le piquer. Au milieu d’un nuage brun d’insectes, tirant sur sa pipe pour souffler un peu de fumée sur les plus affolées, il chargeait la brouette de rayons. C’est dans la cave qu’on extrayait le miel. Le temps d’un après-midi de septembre, elle se transformait en laboratoire d’un dieu doux dont on avait, vu de loin, du mal à comprendre les intentions.

Zoé, lectrice hautement influençable, eut aussitôt une envie irrésistible d’apiculture et de miel.

Mais il n’était pas l’heure de penser à ces douceurs. Il fallait à présent aller au turbin, car oui, elle travaillait, et ses horaires, quoique courts et éparpillés, étaient absolument impératifs. Elle partit donc au chagrin, effectua avec une vertu peu commune son mystérieux service et, en rentrant à la maison, prit le temps de faire des courses.

À chaque magasin, à chaque ticket déroulant sa langue au sortir de la caisse enregistreuse, elle avait l’impression de retrouver le héros de son livre, vomissant ses délicieux phylactères.

Elle brûlait de reprendre le roman de Biermann.

À peine eut-elle rangé les courses qu’elle s’y remit. Elle finit le livre le soir même et s’endormit immédiatement, dans un délicieux bourdon d’ouvrières ivres de miel.

Dès le lendemain, elle voulut rendre visite à un apiculteur. C’était plus fort qu’elle, il fallait que la littérature se déversât de toute urgence dans sa vie. Elle retourna à l’Encre Bleue. La librairie lui donna l’adresse d’un professionnel qui avait installé ses ruches dans l’ancien hôtel Château Fallet, celui que Dufy a peint dans sa période cubiste.

Elle s’y rendit immédiatement. On lui ouvrit. Elle se retrouva seule dans le parc où la nature avait avec goût et discrétion repris ses droits, laissant entre ses lauriers-tins, ses alaternes et ses pistachiers prospérer des aloès et des yuccas. Elle circula entre les ruches peintes de blanc selon les conseils de l’abbé Waré. À la dernière, elle aperçut une sorte d’apparition, comme un fantôme léger qui semblait, en filet protecteur et chapeau de paille, danser autour de la case apicole.

Elle s’approcha. La créature se défit de son heaume. C’était une blonde diaphane.

Le cœur de Zoé bondit.

 

J’ de Mika Biermann, Anacharsis éditeur

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Déicieux, érudit à souhait, sauf pour “lauriers thym” c’est “laurier tin”

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    • Coralie Bonnefoy Coralie Bonnefoy

      Bonjour ! Merci d’avoir mentionné cette coquille que nous nous empressons de corriger.

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  2. AlabArque AlabArque

    irrésistible …

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