RUE D’AUBAGNE : LE TEMPS DES JUGES

Billet de blog
le 8 Nov 2024
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Du 7 novembre au 18 décembre aura lieu le procès de l’événement de la rue d’Aubagne. Interrogeons-nous sur le sens de ce procès.

Six ans après

C’est arrivé il y a six ans. Le 5 novembre 2018, deux immeubles se sont effondrés rue d’Aubagne, dans le premier arrondissement, causant la mort de huit personnes. Ces six ans sont le décalage entre le temps de l’événement et celui de la parole. Il s’agit de passer de l’urgence aux mots, de la violence à la réflexion. Ces six ans semblent longs, mais, dans le même temps, peut-être ce temps est-il nécessaire pour penser, pour juger, pour décider. C’est que le temps de la justice n’est pas celui des personnes qui ont vécu l’événement et de celles qui ont perdu des proches sous les décombres de l’effondrement. Le temps de la justice n’est pas celui du vécu, mais celui du droit. Il est important de passer de l’un à l’autre, non seulement pour juger, mais aussi pour tenter de comprendre. Mais ce temps de l’attente du procès est aussi celui qui permet de forger les outils de la réflexion qui contribuent à ce qu’un tel événement ne se reproduise pas – à Marseille, mais aussi ailleurs. Le temps de la parole est aussi, de cette manière, le temps de la méthode et de la rationalité. Il nous faut nous déplacer, changer de champ, passer du temps de la brutalité de la violence du surgissement de la catastrophe au temps de la distance et du langage.

 

Un procès prévu pour durer un mois

Si tant est que ce soit possible, les juges ont prévu un temps du procès : ils ont fixé, pour les débats, une durée de quatre semaines, entre le début du mois de novembre et le milieu du mois de décembre. C’est une sorte d’évaluation, pour que la justice puisse se préparer. Mais on comprend, ainsi, le décalage entre le temps de l’événement et des victimes et celui des juges. L’effondrement a duré – combien de temps ? Une minute ou deux, peut-être, personne n’a songé à regarder sa montre à ce moment. Le procès, lui va durer quatre semaines. Ce décalage entre le temps de l’événement et celui des mots mesure la distance entre l’événement et celui de la raison. La raison fut absente le 5 novembre 2018, on a juste eu le temps de se rendre compte qu’elle était absente de la construction, de l’urbanisme, de l’aménagement. Le rôle du procès est de tenter de comprendre, avant de juger. C’est pourquoi il lui faut du temps.

 

Le temps de la parole

Au temps du choc, qui n’en est pas un car il est immédiat, a succédé le temps du récit. C’est le rôle des journaux, des médias, de raconter ce qui s’était passé, de tenter de commencer à comprendre. En faisant le récit, les mots de l’information ont commence à permettre à celles et à ceux qui étaient là, mais aussi aux autres, de comprendre l’incompréhensible. Le temps de la parole a commencé le jour même de l’événement, il était là pour dépasser celui de la violence, en permettant aux victimes et aux témoins de s’approprier l’événement dans leur mémoire et dans leur pensée. Ce fut le temps d’un premier jugement. Enfin, le temps du procès est celui d’une autre parole, celle du débat, de la confrontation. Deux champs vont se trouver en face l’un de l’autre, celui des victimes et celui des responsables. Le rôle du procès est aussi de les identifier.

 

Le temps de la loi

Le temps de la justice et du procès est celui de la loi, qui est, elle aussi, une parole, ne l’oublions pas : la justice est le temps du droit, mais la loi, la lex, ce sont aussi des mots. Les mots de la loi sont ceux par lesquels la réalité vécue par quelques-uns est exprimée pour tous. En disant la loi, la justice permet à tous ceux qui vivent dans la cité de s’approprier l’événement, d’être concernés par lui, de comprendre qu’un tel événement pourrait leur arriver demain et qu’ils auraient, grâce à la loi, de quoi se protéger ou, au moins, être indemnisé : être indemnisé, c’est être reconnu comme une victime par les juges et se voir proposer une compensation, de nature à atténuer la souffrance – si c’est possible. Enfin, le temps de la loi est celui par lequel l’État devient une partie de l’événement en rappelant, par le jugement, que celles et ceux qui ont provoqué l’événement, ou qui ont contribué à sa survenue, sont reconnus comme des adversaires de la loi, et, pour cette raison, doivent être punis. On pourrait ajouter que le temps de la loi, qui est le temps de l’État, marque, par le procès, sa différence avec celui du marché – en l’occurrence celui du marché du logement et de l’immobilier.

 

Le temps de la responsabilité

La temps de la responsabilité est celui de la réponse. Au cours du procès,  celles et ceux qui sont à l’origine de la catastrophe doivent répondre de leur incompétence ou de leur obsession du profit. C’est qu’il y a deux étages de la responsabilité. Le premier étage est celui des auteurs de l’événement de la rue d’Aubagne, qui, au cours du procès, vont se trouver face à leurs victimes pour tenter de leur répondre, de trouver les mots pour tenter de leur parler en reconnaissant, enfin, leur responsabilité face à elles. Le deuxième étage est celui de notre système libéral d’économie de la ville qui la réduit à une économie marchande, par le fait que les acteurs de ce marché ne pensent qu’à leur profit. Le marché de l’immobilier n’a pas été « cité à comparaître » au cours de ce procès, mais il sera là tous les jours, derrière tous les mots qui seront échangés au cours du procès. Il sera là à la fois dans les mots des agences immobilières, des syndics de copropriété, mais aussi des propriétaires eux-mêmes dont le manque de responsabilité aura permis l’effondrement, et dans ceux des responsables de la municipalité qui n’aura pas joué son rôle de « gardien de la paix » qui est, pourtant, le sien, y compris dans le domaine du logement. Le procès aura à dire qui sont les responsables et à les punir. C’est ainsi que, pour commencer, il devrait être définitivement interdit aux collaborateurs du Cabinet Liautard d’exercer les fonctions de syndic.

Au cours du temps du procès et à l’issue de ce procès, lors du temps du jugement, la ville, Marseille et toutes les autres, vont rencontrer le temps de la loi, qui doit être la même pour tous. Le temps du procès est aussi celui du retour de l’égalité. Au cours du procès, il sera impossible de réduire au silence les morts de la rue d’Aubagne. Ils seront là pour nous empêcher d’oublier et d’esquiver les responsabilités. 

 

Le procès du libéralisme

Je ne peux m’empêcher de rapprocher ces deux événements, qui ont eu lieu presque le même jour : ici, le procès des juges de la rue d’Aubagne, là-bas, la victoire de D. Trump. Ne nous trompons pas : au-delà des personnes coupables, c’est le libéralisme effréné qui sera jugé. Ne dépensons pas un sou, surtout pour les « petits », gardons tous les moyens pour les puissants. Laissons toute la liberté au marché, au marché de l’immobilier comme aux marchés financiers. Les effondrements de la rue d’Aubagne ne sont qu’un épisode de l’effondrement du monde orchestré par le libéralisme. Pourvu que nous nous en souvenions…Les morts de la rue d’Aubagne ne seront pas morts pour rien. Je pense à eux en écrivant cela, à ce qu’eux et leurs proches auront payé pour laisser l’argent triompher. Mais n’oublions pas que, le jour du triomphe, à Rome, un homme était là, derrière le triomphateur, pour lui chuchoter sans cesse à l’oreille : « Rappelle-toi que tu n’es qu’un homme ». Au palais de justice, nous y sommes.

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