De report en report, le Delta festival fait payer la crise à ses spectateurs
En pleine crise sanitaire, le Delta festival à Marseille enchaîne les reports et annonce désormais un événement à 40 000 spectateurs par jour, sur trois jours en août 2021. Derrière une communication basée sur le soutien à la jeunesse, c'est en réalité la viabilité financière du festival qui dépend du non remboursement de son public.
Scène principale du Delta festival en 2015. Festival Delta, CC BY-SA 4.0
“Ça pue l’arnaque, Delta festival martèle les réseaux sociaux de pubs et de posts sponso pour pousser à la vente, alors que rien n’est sûr pour l’été 2021”, s’agaçait une festivalière en février dernier, sur Facebook. Reporté trois fois depuis juillet 2020, le festival de musiques actuelles est désormais programmé pour la fin août. Au gré des aléas liés à l’interdiction des rassemblements pendant la crise sanitaire, les spectateurs sont contraints à la patience. Car, si le Delta festival promet des billets “100% remboursables”, en réalité il traîne des pieds pour rendre l’argent à ses clients. Depuis plusieurs mois, des festivaliers se battent pour obtenir un remboursement. Ils sont un petit millier dans le groupe Facebook “Remboursement Delta Festival 2020”.
La révolte contribue à ternir l’image du nouveau grand rassemblement festif de l’été marseillais. En cinq éditions, le Delta festival a poussé très vite. De 15 000 spectateurs en 2015, l’événement mise désormais sur 80 000 en août 2021 sur les plages du Prado. Le festival base son organisation sur l’engagement bénévole d’associations étudiantes qui, en parallèle des concerts, proposent des stands thématiques. L’organisation axe toute sa communication sur le soutien à la jeunesse. Mais la réalité est bien moins solidaire quand il s’agit de rembourser les festivaliers qui déboursent environ 150 euros pour assister aux trois jours de fête.
Reporter plutôt que rembourser
Pour comprendre comment le Delta joue avec l’argent de ses clients, il faut remonter au début de la crise sanitaire. Comme tous les événements culturels d’ampleur, le festival est contraint au report. C’était “avec un immense plaisir” que le 15 avril 2020, le Delta festival annonçait sur sa page Facebook qu’il se tiendrait en septembre de la même année, avant un nouveau report. Des spectateurs se manifestent pour obtenir un remboursement. Selon l’organisation, 10 % des 40 000 festivaliers, soit 4000 personnes, demandent dans la foulée un remboursement. Mais l’association rembourse au compte-goutte : selon Olivier Ledot, le président de l’association organisatrice, seules 50 personnes sont remboursées chaque mois, ce qui voudrait dire qu’il faudrait 80 mois pour que l’ensemble des créanciers déclarés de cette première vague récupère son dû.
Aymeric* a ainsi vu sa demande être refusée, puis acceptée à mesure qu’il haussait le ton sur les réseaux sociaux. “Mes messages disparaissaient parce que les organisateurs les modéraient, donc je les remettais. À ce moment-là ils m’ont contacté et m’ont dit qu’ils allaient prioriser exceptionnellement mon remboursement”. Un autre festivalier nous a raconté trait pour trait le même cheminement. Sur le groupe Facebook, une centaine de personnes déclarent être toujours en attente.
Olivier Ledot reconnaît que le festival a accordé des gestes commerciaux à certains festivaliers. “On le faisait pour des situations un peu graves et on l’assume. Ensuite, des personnes nous ont harcelées en nous disant “pourquoi pas moi ?” On a alors fait un travail de modération des commentaires et on a contacté les gens, pour les calmer”. L’organisateur dément cependant tout lien entre les commentaires supprimés et ces gestes, et parle de simples “coïncidences”.
Alors que le slogan “billets 100 % remboursables” est affiché partout, seuls les tickets achetés avant avril 2020 et les demandes de remboursement faites avant la mi-mai 2020 en bénéficient. Légalement, l’organisateur n’est plus tenu de rembourser immédiatement les billets en cas de report, depuis l’ordonnance du 7 mai 2020, qui invoque le caractère exceptionnel du contexte sanitaire et économique. Les festivaliers ne souhaitant pas reporter leur billet doivent dans la période attendre douze mois avant de pouvoir exiger un remboursement. “Ce choix de favoriser les reports plutôt que le remboursement dépend de chaque festival”, confirme la direction régionale des affaires culturelles (DRAC), l’antenne régionale.
Très actif sur les réseaux, l’organisation s’est bien gardée d’expliquer les règles du jeu à ces habitués. Entre le 16 avril 2020 et la mi-mai 2020, elle a pourtant modifié à deux reprises ces conditions générales de vente pour restreindre puis supprimer tout remboursement. Ces modifications en catimini ont déçu de nombreux festivaliers, pour qui l’image de l’événement s’est largement ternie. Angélique, 28 ans, en fait partie. Elle a dépensé 180 euros de billets pour le Delta en août 2020. Puis l’incertitude de la situation sanitaire en septembre l’a poussée à demander un remboursement, refusé par le festival. En guise de réponse, son interlocuteur l’a alors incitée à “revendre ses places”. “Mais je n’ai pas fait de don à Delta festival, s’indigne la jeune femme. Et si je revendais mon billet je transmettrais ma galère à quelqu’un d’autre et je l’arnaquerais.”
Delta dit aider la jeunesse. Ils me font rire : on n’aide pas en bloquant de l’argent.
Nesrine, festivalière
“Je ne retournerai pas à Delta. Je ne leur donnerai plus un sou”. Pour Nesrine, qui attend toujours son remboursement, tout est clair : Delta, c’est fini. Mais pour la jeune femme de 31 ans, ne pas pouvoir récupérer ses 200 euros, en pleine crise sanitaire, est loin d’être évident. “Je comprends les difficultés du festival, mais c’est dur pour tout le monde… Je devais aller au festival avec une amie travaillant dans la restauration et ce non remboursement pèse sur nos finances. Delta dit aider la jeunesse. Ils me font rire : on n’aide pas en bloquant de l’argent.”
“On a fait un passage en force”, admet l’organisateur
L’ambition affichée par Delta France associations, organisatrice du festival, est pourtant bien de soutenir les jeunes, qui sont surreprésentés parmi les spectateurs. “Reporter Delta, c’est le pari d’une génération, de l’espoir. La précarité et l’isolement de la jeunesse créent une vraie souffrance”, estime Olivier Ledot. Ce dernier devient moins lyrique quand il justifie toutefois les non remboursements par une question de “bon sens”. “On ne va pas rembourser les gens chaque fois qu’ils ont une saute d’humeur ou une peur générale du Covid. Donc on a fait un petit passage en force pour les personnes qui avaient changé d’avis alors qu’elles connaissaient la situation sanitaire au moment de prendre leur billet“, argumente le président.
Les messages d’incompréhension s’accumulent encore aujourd’hui sur Facebook. “Ils n’ont même pas de numéro de téléphone où je pourrais les joindre directement”, regrette Nesrine. Olivier Ledot l’assure pourtant : “On avait communiqué par mail et sur les réseaux sociaux au moment du premier report”. Les festivaliers interrogés par Marsactu indiquent pourtant n’avoir jamais reçu de newsletter à ce propos. Ce que dans une de ses multiples conversations avec Marsactu, Olivier Ledot a fini par admettre, avant de revenir un peu plus tard sur cette version. Les clients avec qui nous avons échangés n’ont eu d’informations qu’en contactant directement les organisateurs et avec de longs délais de réponse. “C‘est dans les conditions générales de vente”, pointe finalement Olivier Ledot avant d’admettre goguenard que “personne ne les lit”.
Partout la mention “100 % remboursable”
Dans la presse sur la page Facebook de l’événement et même sur le site du conseil départemental, le festival revendique toujours sans précaution particulière des “billets 100 % remboursables”. Jamais la question du mois de délai pour faire la demande et de la date d’achat permettant d’en bénéficier. Pour l’édition d’août 2021, le site du Delta Festival assure encore que les billets seront totalement remboursables. Seule une petite mention en gris clair sur fond blanc précise que les demandes ne pourront être effectuées qu’entre le 24 juin et le 13 juillet.
Un budget basé à 60 % sur les recettes de billetterie
“Merci de votre confiance”, “Nous serons ensemble en 2021”, “La billetterie est en feu grâce à vous”… Sur la page Facebook de l’édition d’août 2021, Delta met le paquet : l’édition d’août 2021 aura bien lieu selon eux. “Avec sa folie légendaire” et 40 000 spectateurs quotidiens, n’en déplaise aux incertitudes sur la sortie de crise sanitaire. L’ambition de Delta est intacte : être “les premiers à rouvrir”, proposer des “énormes surprises” et la “plus grosse programmation de l’histoire du festival”. “Est-ce que je pense que ça va pouvoir se tenir ? Je ne pense pas, j’y crois”, soutient Olivier Ledot.
La date d’août 2021 à laquelle la prochaine édition a été reportée est aussi celle où tous les festivaliers potentiels de 2020 pourront légalement exiger un remboursement sans nouveau délai. Contre toute évidence, Olivier Ledot nie toutefois avoir financé l’édition 2021 sur l’argent des festivaliers de 2020. “Un prêt garanti par l’État nous est parvenu en février 2021 et permet d’absorber ce risque en termes de trésorerie. On est aujourd’hui à l’équilibre et on pourrait en théorie rembourser tous les festivaliers qui en ont fait la demande. Mais on ne l’a pas fait parce qu’on a eu tardivement ce prêt et on ne le fera pas à l’avenir, parce que c’est une question de bon sens”, insiste-t-il. S’il n’a pas communiqué de chiffres à Marsactu, l’organisation a fait état à plusieurs reprises avoir enregistré une perte de 400 000 euros l’an passé. Toujours en proie aux contradictions, le cofondateur de Delta finit par admettre que “sans le non remboursement des billets, on n’aurait pas eu la trésorerie nécessaire pour la prochaine édition”.
La viabilité financière du Delta Festival dépend en effet très fortement de ses recettes de billetterie, qui représentent 60 % du budget 2021, estimé à 4,3 millions d’euros. Si on y ajoute les recettes issues des consommations, le Delta s’autofinance à 90 %. Il se situe loin de la moyenne française des gros festivals, dont les recettes propres représentent 65 % du budget, selon une étude de 2014 réalisée par le Centre national de la musique. Le Delta Festival ne repose qu’à 5 % sur des subventions publiques, soit quatre fois moins que les festivals de budget équivalents. De plus, la métropole et le Département ont restreint le montant de leurs subventions pour 2020 du fait des reports.
En face, les dépenses liées à la programmation musicale et au nombre de spectateurs augmentent continuellement depuis la naissance du Delta en 2015 lancé dans une trajectoire exponentielle digne d’une start-up. “Nos charges sont en hausse de 70 % tous les ans”, glisse Olivier Ledot. Le Delta, on dirait le Titanic qui essaie d’éviter les icebergs”.
Une prise de risques qui contraste avec la thématique annoncée pour cette édition : ce sera Woodstock, avec pour mot d’ordre “Peace, Love & Delta”. Pas sûr que tous les spectateurs l’entendent de cette oreille. Sous la publication annonçant la tenue du festival en août 2021, ce nouveau report génère déjà une nouvelle vague de critiques. “Vous vous autorisez un report sans explication complémentaire, sacrifiant les gens qui ont fait leur possible pour se rendre disponible à cet événement mirage. Très loin de Woodstock”, résume un festivalier. Car contrairement au mythique festival de 1969, entrer à Delta a un coût bien réel pour les festivaliers.
*Le prénom a été modifié.
Commentaires
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Ces jeunes businessmen ont-ils seulement lu l’histoire du festival de Woodstock dont ils se réclament ? Bien que présenté publicitairement comme de l’authentique “contreculture”, il était né d’une idée purement commerciale (faire comme le festival de Monterey en plus gros, ça avait l’air de rapporter), a tourné à la catastrophe logistique (colossaux embouteillages, sanitaires et approvisionnements en rupture), était prévu pour rapporter beaucoup d’argent mais est devenu gratuit à cause de la poussée d’une foule incontrôlée, et miraculeusement n’a pas débouché sur une catastrophe.
Ce fut un succès musical et un désastre commercial jusqu’à ce que les organisateurs revendent les droits à la Warner qui depuis, le mythe grandissant à mesure que l’événement s’éloignait, s’est largement enrichie en sortant d’abord un album LP, puis un long documentaire, puis un double album, puis un coffret de 4 DVD…
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L’action de groupe existe bel et bien dans le droit français. Rapprochez vous de l’ UFC ou d’autres qui ont le savoir-faire. En général ça active💣
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Vous auriez pu enquêter sur leur fonctionnement en général car le public fait la banque (comme pour la Fnac) mais leur prestataire aussi
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