[12 mois à Marseille] Octopus octobris
Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. En ce mois d'octobre, celui du poulpe, il est question de retraités qui chantent et d'une énigme en latin.
Résumé : Après les vacances, Zoé et Samuel ont opté pour le travail salarié. Lui enseigne, elle prend soin des pensionnaires d’un EHPAD. Suivons-la.
Octobre
Je suis le mois poulpe
Passé au brou de noix
Qui bêle et qui braie
Redoutant les frimas
En quelques semaines de travail, Zoé avait eu le temps d’entrer dans l’intimité de presque tous les pensionnaires de l’Aube Fleurie. Ceux du moins qui n’avaient pas eu l’idée, assez banale en ces lieux, de passer l’arme à gauche. Il en restait suffisamment pour qu’elle les range en trois catégories.
Il y avait les chouchous. Madame Landolfini, qui en connaissait un rayon en matière de remerciements : Té, voilà la plus belle – Mon Dieu que vous êtes brave – Ah, si je vous avais pas. Madame Amrouche, qui fredonnait comme personne une complainte foireuse intitulée La Romance phocéenne :
C’était un gars de la Capelette
Qu’avait tout l’air d’un capellan
Mangeait chaque jour sa côtelette
Au fond de l’anse des Catalans
Un jour qu’au bord de la plagette
Il allait guilleret nageant
Il fit rencontre de Colette
Elle le trouva d’emblée collant…
Monsieur Dib qui, de la chambre voisine, entonnait le refrain de la même chanson :
C’est le refrain sans frein
Des quartiers de Marseille
C’est le couplet qui plaît
Aux jeunes et aux vieilles…
Il y avait les silencieux, les apathiques, les indifférents qui laissaient Zoé indifférente.
Il y avait les rouspéteurs, les grognons, les méchants. Madame Toffi, qui gueulait qu’elle les enterrerait toutes, ces salopes qui venaient la torcher. Madame Abate, qui savait par cœur les dernières répliques d’un entretien que Jeanne Calment, la doyenne de l’humanité, avait donné à la télévision régionale :
— Comment voyez-vous l’avenir ?
— Froidement
— Pourquoi ?
— Parce que je m’en fous.
Et qui les répétait sans arrêt d’une voix sinistre, pour bien faire flipper celles qui s’occupaient d’elle.
Mais le plus difficile des pensionnaires difficiles n’était ni un gueulard ni un déprimé. C’était un homme d’apparence affable, un vieillard plein de douceur. Tout se serait bien passé entre lui et Zoé s’il n’y avait eu ses yeux, sa voix et ses paroles. Les yeux étaient exorbités et leur regard illuminé se tournait obstinément vers une sorte d’au-delà. La voix passait sans cesse d’un registre à un autre, supplique ou injonction, confession ou déni, secret ou dévoilement. Et tout cela était exprimé dans un galimatias de langue semblable à celui qu’emploie Salvatore (interprété par l’inoubliable Ron Perlman) dans Le Nom de la rose. Monsieur Farrier, ainsi s’appelait-il, parlait-il l’araméen, le bosnien, le corse, le dinka du sud-ouest, l’élamite ? Non, il ne fallait pas aller chercher si loin ou si près. La plupart de ceux qui le fréquentaient penchaient plutôt pour le latin (il aurait jadis été ecclésiastique), l’allemand et le français. Des oreilles plus savantes auraient aussi reconnu du grec, de l’hébreu et du suédois. Qu’importe. Personne ne comprenait rien à ce qu’il disait, mais tous étaient d’accord sur un point : les jactances à Farrier, ça vous foutait la trouille.
Zoé était du même avis. Malheureusement, elle avait deux graves défauts, elle était curieuse et compassionnelle. Si quelqu’un s’adressait à elle, il fallait à tout prix qu’elle le comprenne, ou qu’elle trouve un traducteur pour le faire. Si elle sentait une quelconque souffrance, il fallait qu’elle la partage. Elle était fermement opposée à la sentence d’Honoré de Balzac : “Personne ne superpose à son cœur ni à son épiderme la douleur d’autrui.” Elle croyait au contraire en la fusion universelle des bonheurs et des chagrins, elle militait pour.
Depuis le début du mois d’octobre, elle avait perçu un changement dans le comportement de l’effrayant Monsieur Farrier. Son regard était devenu plus humain, sa voix annonçait une sorte de révélation, il n’utilisait plus que le latin. La mort rôdait, une odeur de secret flottait dans la petite chambre. Farrier allait bientôt s’éteindre et il avait quelque chose à dire avant de clamser. Il fallait de toute urgence saisir ses propos.
Un soir, après qu’elle a subi, la tête ailleurs, les prudents assauts de son compagnon, Zoé demande tout à trac à Samuel : tu connais le latin ? Il dit que non, qu’il est plutôt matheux. Il demande pourquoi elle pose une pareille question, nue sous la couette qu’ils ont enfilée dans sa housse le matin même. Elle lui parle de Farrier, elle décrit son état actuel, il comprend qu’il faut l’aider.
Je n’entrave rien aux langues anciennes, dit-il, mais je suis un sténo de première bourre. Je peux transcrire n’importe quel discours prononcé dans n’importe quel dialecte. Ça fait partie de mon spectre autistique, qu’il a dit mon psychiatre.
Le lendemain, comme il n’a pas cours, il accompagne Zoé à l’Aube fleurie, muni d’un calepin et d’un stylo-bille, un “maudit Bic” comme il dit en plaisantant. Ils vont ensemble dans la chambre de Farrier. C’est comme si le vieux les attendait. Il demande à Samuel de s’approcher et il lui souffle, comme une délivrance, une seule phrase, en latin naturellement. Puis, retrouvant l’usage du français, il demande à ses visiteurs de se retirer, il doit se consacrer à son agonie.
Ils rentrent à Verduron, munis de l’ultime message. Le soir, sous la lampe, ils l’examinent en famille.
Octopus aureus in octavo est, in octavo, ubi magnum scutum volat.
On demande au portable de l’aîné des garçons de traduire. Il lit :
La pieuvre dorée est dans le huitième, au huitième, là où flotte le grand bouclier.
Personne n’y comprend rien. Personne, non. Le plus jeune des enfants, celui qui a toujours le nez plongé dans d’antiques volumes de Tout l’Univers, dans des vieux numéros de Science et Vie ou de Ça m’intéresse, s’écrie tout à coup :
— Le Poulpe d’Or, mais c’est bien sûr !
Ce petit est décidément imbattable. Il a trouvé une piste, il ne reste qu’à la suivre.
Pour celles et ceux que la lecture de ce feuilleton régale, Michéa Jacobi a des nouveautés en librairie qui méritent d’y faire un tour, et même, puisque c’est bientôt la saison, de préparer les emplettes de fin d’année. Les éditions Parenthèses rééditent Le Piéton chronique, un fort bel ouvrage au format cubique, légèrement augmenté pour permettre une contemplation optimale des linogravures colorées qu’il a creusées du bout de la gouge dix ans durant. À cela s’ajoute un nouvel opus de son grand œuvre alphabétique de 26 ouvrages donnant à lire 26 portraits aux éditions La Bibliothèque. Nous voilà rendus à E comme l’Enfance continuée, après les Lectrices, les Xénophiles, les Amoureux et autres héros marchant. Comme il met beaucoup de lui-même dans chacun de ces portraits, on y reviendra très vite plus longuement.
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