Yohanne Lamoulère, photographe officielle des quartiers Nord
Depuis une dizaine d'années, elle promène son appareil argentique dans les quartiers Nord. Pour elle, des médias comme pour la mairie des 15e et 16e arrondissements. Yohanne Lamoulère photographie ces lieux et ces gens qu'elle aime. Et ne laisse pas les limites s'imposer à elle.
Yohanne Lamoulère, photographe officielle des quartiers Nord
Dans les couloirs du Théâtre du Merlan, elle a déjà fait son trou. Elle n’est pourtant pas comédienne mais photographe, de passage pour quelques mois avec ses photos exposées dans le hall. Mais elle y évolue comme chez elle, à tu et à toi avec chacun, du technicien à l’agent d’accueil, elle oriente les ouvriers de passage, se sert son café. Il semble que Yohanne Lamoulère ne se sente bien que là où elle se sent chez elle. Ses images des quartiers Nord de Marseille – où elle s’est installée après avoir obtenu son diplôme de photographie à Arles – et de leurs habitants ont elles aussi fait leur trou dans l’imaginaire des amateurs de presse ou de photo.
Celles qu’elle présente en ce moment sont les plus personnelles, réalisées au hasard des rencontres, des vagabondages, son appareil Rolleiflex argentique à la main. Car l’esthétique Lamoulère est intimement liée à cette petite boîte cubique qu’elle doit tenir à hauteur de la taille pour réaliser ses prises de vue. Les clichés en portent la marque : le grain légèrement désuet, le cadre presque carré, y sont transcendés par des couleurs extrêmement marquées et les sujets portraiturés sont comme figés par la nécessité – technique – de prendre la pose.
“J’ai l’impression de faire un boulot très très simple, sans idée préconçue. Je vais au garage, je vais me baigner avec une copine, j’ai mon appareil sur moi et je décide de prendre la photo parce qu’il y a quelque chose qui attire mon attention”, explique cette grande fille fine de 36 ans, aux yeux clairs encadrés de longs cheveux parsemés de gris. “Ce qui me frappe le plus, c’est son rapport aux personnes, souligne Olivier Bertrand, fondateur du site Les Jours et ancien correspondant de Libération à Marseille. Elle a un rapport très simple aux gens. En reportage, une situation très simple va attirer son attention, elle va voir directement la personne et lui dit “je peux te prendre en photo ?”. Ses images peuvent paraître très sophistiquées, on peut penser qu’elles ont été prises dans des conditions de studio, alors que la rencontre n’aura duré que quelques minutes”.
L’exposition du Merlan est la première à Marseille de Yohanne Lamoulère depuis 2013. “C’est un peu pour les copains”, sourit celle pour qui l’affection semble être une valeur cardinale. Les clichés accrochés appartiennent à un projet d’envergure nationale nommé “La France vue d’ici”, porté par le festival Images singulières de Sète et en partenariat avec Mediapart. Une trentaine de photographes ont comme feuille de route de documenter un pays “bouleversé”, en crise. Gilles Favier, le coordinateur, avait assigné à Yohanne Lamoulère la tâche de s’intéresser “sur la longueur” à la vie d’une grande métropole. “Elle a un peu dévié du sujet, j’aurais aimé qu’elle s’écarte un petit peu des quartiers, avoir plus d’éléments de comparaison, mais elle ne l’a pas vraiment fait, et elle a certainement eu raison, d’autres le feront”, analyse-t-il aujourd’hui, après deux ans de publications régulières par Yohanne sur son journal de bord du projet. En 2017, ses photos de Marseille rejoindront les autres dans des expositions collectives à travers la France. Du “style Lamoulère”, Gilles Favier, qui a lui-même photographié Marseille, pense qu’il est encore en évolution. “Si elle se lâche un peu, qu’elle déroge à ses propres règles, ce sera une grande photographe”, promet-il.
La boussole au nord
“Têtue”, l’adjectif revient souvent. Et surtout farouchement, viscéralement accrochée à son sujet. À tel point qu’elle admet devoir “se forcer” pour partir en exploration photographique dans le centre ou le sud de Marseille. “Il y a des sujets que j’aimerais bien traiter, l’îlot Feuillants à Noailles, les résidences fermées au sud… mais je n’y connais personne ! C’est très dur pour moi”. Et de fait, on peut compter sur les doigts d’une main les photos non-septentrionales de l’expo : une baignade à Malmousque, la grève des femmes de chambres d’un hôtel de la Joliette, deux jeunes sur la corniche, une incursion au stade… “C’est une fille très engagée et dans cette ville extrêmement clivée, elle a pris son parti”, confirme le journaliste Olivier Bertrand.
Pas question pour elle de parler d’immersion : c’est sa vie qu’elle photographie, pas un sujet d’étude dont elle pourrait se détacher. De là à ce qu’on pense d’elle qu’elle est devenue la photographe officielle des des quartiers Nord son fond de commerce. “À ceux qui pensent ça, que c’est devenu facile pour moi de photographier ces quartiers, je leur dis : vous n’avez qu’à essayer. “Les quartiers Nord”, c’est devenu une appellation, une marque construite par des discours comme le mien, bien sûr, mais aussi par les discours politiques qui visent à faire diversion de tout le reste, de toute la complexité qu’il y a”, relativise-t-elle.
Elle a du mal à comprendre pourtant qu’on puisse trouver tristes ses images, qui ont tout de même pour décor la précarité extrême. “Mais il n’y a pas de kalash, pas de gens qui s’insultent dans mes photos ! Je suis très naïve, très Bisounours de mon point de vue. Je les trouve belles, moi ces photos, ce sont des espaces de liberté, des moments de liberté”. Et de montrer du doigt le portrait d’une danseuse posant dans la cuisine d’un cabaret raï, sensuelle entre les fourneaux et les placards, sous la lumière blafarde des néons. Le Marseille de Yohanne Lamoulère est populaire, teinté de désuétude mais projeté dans la violence d’une modernité qu’elle trouve sans âme.
“Faire des photos avant que tout ça disparaisse”
Elle assume son côté réticente, presque réac’ face au progrès tel qu’on le vante à Marseille. “Les gens qui te disent que Marseille doit changer comme si Marseille était malade. Je ne suis pas d’accord. Je dois me dépêcher de faire des photos parce que tout ça va disparaître.” Elle évoque les quartiers qu’on a détruits sous couvert de rénovation, “pour les remplacer par des logements de merde de chez Bouygues”. Ce qui est aussi valable pour le monde de la culture. Ce matin-là, elle est particulièrement remontée contre les grands projets culturels dans les quartiers, “vides de sens politique” ou “tordus”, tout en se revendiquant participatifs. “Foresta, vous pensez que les gens ont attendu Yes we camp pour aller se promener dans la colline ? Et tous ces projets sont financés par des entreprises privées, comme si elles n’y trouvaient pas leur intérêt, comme si on ne pouvait pas faire sans eux…”
Cela ne l’empêche pas de s’interroger sur sa propre pratique, finalement bien classique rapport entre photographe et sujet, souvent sans lendemain. Mais elle retire de ces furtifs moments d’échange un sentiment de satisfaction qui la convainc de poursuivre. “Le plus important, ce n’est pas le bout de papier accroché au mur”. De la capitale de la culture 2013, elle garde le souvenir amer d’un “rouleau compresseur”, apaisé par le souvenir de ses photos collées sur les murs du cinéma l’Alhambra. “Elles sont restées un an, sans être détériorées par personne, parce qu’on avait fait le travail de retrouver chaque personne photographiée, les gens se sentaient fiers”.
Un boîtier pour l’art, l’autre pour les commandes
Yohanne Lamoulère a des principes – très à gauche – auxquels elle se tient, mais elle se joue aussi des frontières fixées qui lui déplaisent. Artiste quand elle a son Rolleiflex, elle se fait photographe sur commande quand c’est son boîtier numérique qu’elle a en mains. En plus du travail de reportage pour des médias nationaux et internationaux, la photographe sillonne les 15e et 16e arrondissements pour la mairie de secteur. “J’avais photographiée Samia Ghali pour Elle avant son élection à la mairie de secteur. Puis elle a voulu une photographe, femme, qui habitait le quartier, donc elle m’a choisie.” “Photographe de mairie ce n’est pas très sexy, je fais les lotos, les goûters. Je ne suis pas plus que la fille qui fait les photocopies”, minimise-t-elle en évoquant l’emploi qui lui assure un revenu fixe. “Elle a un œil et elle connaît profondément les quartiers, elle les aime. Ce qu’elle fait n’est jamais basique”, loue Charlotte Laugier, la directrice de cabinet de Samia Ghali. “Ce travail c’est un passe-partout qui lui permet d’être en permanence dans des quartiers où finalement, nous journalistes, on ne va que très peu”, analyse Olivier Bertrand.
À chaque élection, Yohanne Lamoulère prête aussi son objectif pour des affiches électorales de candidats toujours de gauche. Samia Ghali (PS), Patrick Mennucci (PS) ou Daniel Fontaine (FDG) aux municipales 2014, Christophe Castaner (PS) lors des dernières régionales, à chaque fois pour le compte d’une agence de communication. Ces exercices de style ont de quoi faire tiquer les rétifs aux mélanges des genres. Mais elle s’en amuse. “Je vois, j’entends des choses que je n’aurais jamais imaginées.” Elle raconte, encore hallucinée, les attitudes de certains candidats, pourtant fort mal engagés dans la campagne, et qui bombent le torse ou ergotent autour de la longueur idéale de leur barbe au moment de poser. “Sociologiquement, c’est très intéressant. Ça me nourrit. C’est ce qui me permet de comprendre le monde dans lequel je vis, de ne pas décrocher”, assume-t-elle. Cela renforce-t-il son cynisme ? “Sans doute”, répond celle qui “vote de moins en moins”. Elle dit d’ailleurs n’avoir jamais voté pour Samia Ghali, qui d’après elle “s’en fout”.
Parler d’amour
Que ce soit pour les autres ou pour elle-même, ses prises de vue demeurent riches, complexes, jamais atones. Marseillaise d’adoption, Yohanne Lamoulère a grandi à Nîmes. D’une mère algérienne, “famille FLN”, et d’un père français, elle se moque des origines des uns et des autres. “Ma mère a peur que j’oublie d’où je viens. Elle se perd un peu dans ces questions d’identité. Moi au contraire, j’ai l’impression d’être très au clair avec ça. Je n’oublie pas mais je ne veux pas me faire de nœuds au cerveau. Ma gamine se fout de la couleur de ses copains. Mes Gaulois sont de toutes les couleurs.” Du bout d’adolescence qu’elle a passé aux Comores, elle refuse de tirer une conclusion quelconque. Mais reconnaît tout de même que tous ces bagages nourrissent sa vision de Marseille. “La seule chose qui me fait peur, c’est la religion. La crise que je raconte, elle est majoritairement identitaire”, dit-elle, étonnée comme toutes des générations de militants de gauche avec elle du retour du religieux qu’aucun n’avait vu venir.
Avec son Rolleiflex d’antan, Yohanne Lamoulère persiste à vouloir donner du sens au chaos que peut parfois être Marseille. “En creux, ce que je veux dire c’est que ces quartiers sont beaux, ils sont doux”. Pour ses prochaines séries, elle aimerait travailler sur… l’amour. “Ça peut paraitre débile, mais j’aimerais raconter comment les filles des quartiers entre 15 et 25 ans vivent l’amour, quelle marge de manœuvre elles ont”. Non, ça n’a pas l’air “débile”.
“Main-basse sur Marseille”, exposition au Théâtre du Merlan jusqu’au 11 février.
Commentaires
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Merci pour ce beau portrait de photographe.
Pour quelqu’un qui a du mal à sortir du 15/16 elle a pris de bien belles photos en argentine ou Mali 🙂
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Oups… encore un dérapage dû au titre racoleur …et faux ! Dommage pour le texte, intéressant. C’est la 2ème fois que Marsactu me chagrine.
Par contre, respects toujours à Yohanne Lamoulère, excellente photographe, à ne pas cataloguer.
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Hello Maurette ! cool, cool, tranquille ! Faut pas se chagriner et déraper pour pas grand chose, le titre, moi je l’aime bien, c’est un peu comme s’il était titré “YOHANNE PHOTOGRAPHE OFFICIELLE DE L’AMOUR” parce que les “quartiers Nord” ce n’est pas très officiel…
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Pour ma part, je ne vois ni racolage, ni dérapage, mais le portrait sensible d’une artiste dont je n’avais jamais entendu parler. Merci à Marsactu, c’est aussi pour votre capacité à mettre en lumière des personnalités discrètes, mais qui méritent d’être mieux connues, qu’on vous aime.
Tiens, j’irais bien faire un tour au Merlan un de ces jours…
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Ne faites pas comme moi qui espérait voir cette expo à 10 h du mat au centre urbain du Merlan (je passais par là), elles ne sont visibles que lors des représentations dans le hall du théâtre.
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Merci de cette précision. Dommage, ça va être un peu plus compliqué. Une telle contrainte rend cette exposition confidentielle, c’est regrettable.
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Bonjour,
je ne pense pas que l’exposition soit “confidentielle”, en tout cas pas plus qu’une galerie de photographie en centre ville… Pour exemple, sur la première quinzaine d’octobre, nous avons effectué 10 ouvertures publiques, en lien avec la programmation, mêlant également des séances scolaires (soit pas loin de plusieurs milliers de personnes : enfants & adultes de différents secteurs de la ville). D’ici le mois de février, le nombre d’occasions devrait permettre à beaucoup d’entre vous, et autres curieux, de venir la découvrir… en tout cas nous l’espérons ! Au plaisir de vous y accueillir…
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