[12 mois à Marseille] Juin à la source
Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. En ce mois de juin, Zoé se plaît à admirer les sculptures en lame de couteau de Giacometti et les eaux vagabondes des sources de l'Huveaune.
Résumé des épisodes précédents : Zoé, mère isolée habitant à Verduron, lectrice et amoureuse infatigable, a passé un mois de mai entre intelligence artificielle et premier bain de mer. Que lui réserve la chaleur de juin ?
Ni ne geint ni ne jouit
Ni ne bouge ni ne gît
C’est juin, c’est juin
Aux foins unis
L’année 2025 arrivait au milieu de sa course. La chaleur était venue d’un coup. Les rues du centre sentaient le crack et la pisse, l’Estaque était plus poussiéreuse que jamais et la mer était passée sans transition du mode eau fraîche et limpide à son déplorable statut estival : tiède brouet orné de détritus. Tous les lieux sympathiques étaient désormais bourrés de gens sympathiques à la recherche de lieux sympathiques. Les guides écraniques diffusaient dans le monde entier tous les bons plans et les bars les plus anonymes, hier rendez-vous de bons copains et d’initiés, étaient devenus des machins débordant d’une clientèle parfaitement satisfaite de piétiner dans les lieux où il convenait de le faire. Dans les nouveaux commerces, moitié boulangeries, moitié bistrots, il était pratiquement obligatoire d’ouvrir son MacBook pour avoir le droit de siroter un café en mâchonnant une brioche sans gluten.
La jeunesse tatouée s’enfermait en masse dans des salles de musculation. On ne pouvait pas faire un pas sans voir un sac Basic Fit accroché à un dos : celui d’une pratiquante pétante de santé, celui d’un gamin grassouillet se traînant vers sa classe, celui d’un clochard qui l’avait récupéré dieu sait où.
L’école partait en biberine. Les jours fériés et les ponts du mois de mai avaient cassé l’ambiance. Dans les classes surchauffées, les élèves traînaient leur ennui et les maîtres remâchaient le leur. Les deux garçons de Zoé avaient heureusement la possibilité d’échapper à ça. Leur école avait eu l’heureuse idée de leur proposer de finir l’année loin de Verduron, dans des classes transplantées, comme dit l’administration. L’aîné était parti le matin même en car vers Castelnaudary pour un séjour au projet mal défini, une classe cassoulet ou un stage Pierre Perret peut-être. Allez savoir. Les objectifs du séjour du cadet étaient plus lisibles. Il partait sur les îles du Frioul pour faire plus ample connaissance avec la vie sous-marine et apprendre à manœuvrer ces merveilleuses coques de noix conçues dans les optimistes années d’après-guerre par Clark Mill et baptisées, du coup, Optimists.
En attendant que son rejeton prenne la barre, Zoé rajustait sa tenue, arrangeait ses cheveux, caressait sa joue et, tout en lui faisant mille recommandations, tentait à la dérobée de lui donner des baisers. Ils étaient sous l’ombrière. De temps en temps, elle tournait son regard vers le miroir supérieur et elle voyait son fils tout lointain, tout petit.
Rien n’est lacrymogène comme un départ en bateau. Aux adieux, elle craqua. Un bataillon de CRS l’aurait encerclée qu’elle n’aurait pas pleuré davantage. Quand le bateau appareilla, elle rejoignit les yeux rougis le centre-ville et se mit à errer au hasard. Quelques pas sur la Canebière, la rue Beauvau, la rue Paradis (le paradis doit être en haut, pensait le petit Henri Verneuil, qui habitait dans un pauvre logis au bas de la rue), la rue Venture (où un des plus vieux journaux de Marseille, Le Sémaphore, a encore sa plaque), la rue Saint-Ferréol (qui à midi ne sait plus ce que le mot “ombre” signifie), la rue Grignan. Le temple protestant, les magasins de luxe. Une vespa composée de mallettes vertes chez Vuitton, une paire d’espadrilles à 490 euros chez Hermès. Le musée Cantini en face qui, pour mieux détonner avec ces vitrines grotesques, invite à une exposition Giacometti : Sculpter le vide.
Le sous-titre n’est pas très engageant. Mais Zoé a le blues et, comme la tristesse aime la tristesse, elle entre sans hésiter.
Elle explore à la manière d’un papillon la première galerie. Les œuvres sont abstraites. Les titres sans rapport évident avec les pièces (une spécialité des Surréalistes) ne l’amusent pas. Tant mieux. Elle ne veut pas retrouver le moral, elle veut déguster son chagrin jusqu’à l’écœurement. Mais au bout du couloir, la vision d’une sorte de momie à l’œil en roue de charrette pétrissant le vide entre ses mains lui transmet comme un sentiment de peur. L’effet est salutaire. Laissant sa peine, elle poursuit plus attentivement sa visite.
Elle passe à la nef. Un Pinocchio grimaçant qui pousse son nez hors d’une cage sans barreau, un buste en lame de couteau, une figure pas plus haute qu’un sujet de gâteau des rois. Une marcheuse dans une sorte de buffet vitré, ses jambes aussi raides que celle d’un piéton au feu tricolore. Un alignement de figures filiformes, les bras le long du corps, comme des mannequins anorexiques, comme des soldats dans un garde-à-vous imaginaire. Rien ne la séduit, tout lui parle. Elle est prise. Il lui semble du coup que tout le monde autour d’elle suit le même mouvement. Les visiteurs prennent un air giacomettique, les gardiens sont en voie de giacomettisation.
Elle écoute sagement les paroles du maître dans le salon télé : “La violence est la construction du tout.” Elle ne comprend pas très bien, mais elle est émue : Alberto Giacometti a une tête de Gepetto désabusé. Ses créations, c’est sûr, ne prendront jamais vie.
Elle finit la visite dans les deux salles qui donnent sur le patio du musée. Une dernière œuvre l’attend. C’est la Femme cuillère, abandonnée, sur son estrade bleu nuit, qui espère vainement que le public se rassemble devant elle. Mais chacun sait qu’elle est incapable de chanter et ses admirateurs ne font que s’approcher d’elle un par un, lui tourner autour, lire son nom sur le cartel. Pauvres œuvres d’art que l’on détaille comme des amateurs de viande détaillent de bons morceaux. Pour un peu, ils voudraient connaître le prix !
Zoé en est là de ses pensées quand se mettent à vibrer les deux hectogrammes de plastique et de métaux divers qui ne quittent jamais son sac à main. C’est son téléphone portable (la bénédiction des scénaristes en mal de rebondissements) qui l’appelle à délaisser les beaux-arts pour se consacrer à des moments plus animés, plus vivants, plus vibrants, c’est le cas de le dire.
Au bout du wifi, elle reconnaît d’emblée la voix de son ex-employeur, le petit mec de l’entreprise d’intelligence artificielle. Il est aux abois.
— Ils ne veulent plus entendre parler d’intelligence naturelle ! Ils ont supprimé mon service ! Ils veulent maintenant que je monte un “chatbot amical”, un machin où les solitaires pourraient communiquer sans fin et sans conflit avec la compagne ou le compagnon de leur rêve. Leur rêve du moment, leur rêve de toujours. Ils me parlent de sexting et d’orgasme artificiel. Je n’ai jamais rien compris à ces choses-là, je n’ai jamais rien compris à l’amour. Il faut que vous m’aidiez.
Aux premiers mots du pauvre informaticien, l’humeur de Zoé change. Elle sourit d’abord puis, en l’écoutant se perdre en explications plus ou moins compréhensibles, elle se marre carrément. Qu’il est mignon, ce petit barbu ! Qu’il est tendre ! Qu’il est émouvant ! Et quand son correspondant lui demande d’aller causer de tout ça de vive et réelle voix dans un endroit tranquille, à la campagne par exemple, elle accepte sans hésiter.
Il l’a embarquée le lendemain dans sa vieille Merco type 123, robuste et paisible engin qui les a conduits par la vallée de l’Huveaune vers les flancs de la Sainte-Baume. Il lui a expliqué que Monsieur Benz avait donné à sa marque le prénom de sa fille. Il lui a dit que ce prénom venait lui-même du Comte de Monte-Cristo, vu que le vieux Benz était un fan absolu de ce roman. Ils ont salué les tessons de carreaux couvrant la maison de Danielle Jacqui à Pont-de-l’Étoile, ils ont fait un détour par le prieuré Saint-Jean-de-Garguier pour admirer les ex-voto, il l’a invitée à entrer avec lui dans l’église Saint-Vincent de Roquevaire et lui a montré le grand orgue en lui parlant d’Olivier Messiaen, le saint François de la musique française. Elle le trouvait un peu emmerdant, mais ça allait quand même : les impeccables suspensions de l’automobile et son train de sénateur, la variété des choses qu’il tenait à lui montrer, son ton pas trop professoral. Puis, quand ils sont arrivés à destination, ou presque, quand il lui a dit qu’il fallait marcher un peu pour atteindre le but, quand il s’est enfin tu, elle s’est mise, trottant à ses côtés, à le trouver vraiment aimable, vraiment charmant, même beau.
Ils sont arrivés à l’endroit où le fleuve Huveaune, ce truc qui se résume à un canal grisâtre quand il se jette dans la mer, prend sa source et descend, libre, limpide et majestueux, vers sa vallée. Où il se déverse de bassin blanc en bassin blanc, creusant à chaque fois dans le calcaire une cuve plus ronde, plus tranquille, plus profonde. Ils ont écouté le bruit de l’eau, indicible rythmique sur laquelle, sans crier gare, les oiseaux prenaient, un à un, leur solo. Ils se sont pris la main et sont allés s’étendre dans un carré d’avoines folles, sous la garde bienveillante des yeuses centenaires.
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