L’URBANISME ET L’EXPÉRIENCE DES LIMITES À MARSEILLE (1)

LA VIOLENTE FOLIE DE LA TOUR

Billet de blog
le 16 Mai 2025
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Benoît Gilles l’a évoquée dans « Marsactu » du 6 mai, après l’avoir évoquée en février 2022. À l’entrée de Marseille, la « Tour Bel Horizon » (quel beau nom…) nous fait aller aux limites de l’urbanisme et de la politique du logement.

Depuis 2018, la démolition est envisagée

En 2018, B. Gilles faisait déjà état, dans Marsactu, d’une étude du cabinet Urbanis qui, dans le cadre du projet Euroméditerranée, recommandait la démolition de la tour. Cela veut dire que, depuis huit ans, les habitantes et les habitants vivent dans l’inquiétude, sous la menace d’une évacuation et d’une démolition. Le temps n’a plus de signification dans de tels immeubles, ce qui montre bien que nous sommes à la limite de l’urbanisme et de l’architecture – à la fois dans l’espace et dans le temps. Conçue en 1956 par l’architecte André Dunoyer de Segonzac, dans les premières années du mandat de G. Defferre, la tour fait partie de ces projets datant de l’urbanisme des années de l’après-guerre et des années cinquante, un urbanisme plein d’espoir et d’ambitions après la fin de la guerre, mais hors de la réalité des lieux dont ils étaient censés s’occuper. Cet urbanisme était aussi marqué par l’espèce de fascination devant l’image illusoire du progrès des États-Unis avec les gratte-ciels qui ont fabriqué des villes sans histoire et sans culture autres que l’exigence de la conquête. Dans les villes françaises comme Marseille, cet urbanisme s’est mené sans les habitants, voire contre eux, et c’est un peu pour cela que l’on pense à la démolition, dans une sorte d’aveu d’échec.

 

La fin de l’architecture : concevoir une démolition

Nous en sommes là, à Bel Horizon : on envisage une évacuation dans la perspective d’une démolition. L’architecture consiste dans la conception d’immeubles destinés à loger des habitants en les empilant. Elle atteint sa limite quand elle est tellement impensable qu’elle en vient à envisager la démolition de ce qu’elle construit elle-même. Prévoir une démolition, parce que l’immeuble nous échappe, parce que l’on ne peut ni le penser, ni le maîtriser, c’est reconnaître que l’on ne peut plus rien à la ville, que la politique urbaine nous échappe. Il semble que, devant cette tour, nous en soyons arrivés à cette limite, parce que les acteurs et les décideurs sont incapables de penser un autre avenir que la destruction, une sorte de suicide parce que ce sont les autorités mêmes qui l’ont conçue qui envisagent de la détruire et parce que le logement est devenu impossible selon les habitantes et les habitants eux-mêmes qui en font l’expérience, racontée par B. Gilles. Si les pouvoirs publics commencent à prévoir la démolition, c’est que nul n’est en mesure de maîtriser ce qui est devenu une sorte de monstre.

 

Le logement impossible

C’est qu’on ne peut pas habiter une tour comme Bel Horizon. Le logement y est impossible en raison des dégradations qui rendent la construction impossible à réparer et la vie même impossible, en raison des dangers, des menaces de toutes sortes qui minent l’habitat par une inquiétude incessante. Au fond, comme en miroir, la tour nous apprend ce que sont l’architecture et le logement : des actions et des projets destinés à permettre la vie dans la ville. C’est cette vie urbaine même qui est devenue impossible tout au long de ces années, au cours desquelles, peu à peu, le logement est devenu une prison. Si Bel Horizon a pu donner l’apparence d’une modernité et la figure d’un progrès, avec ses deux tours de plus de cent appartements, c’en est fini de cette illusion, qui a été, peu à peu, réduite à ce qu’elle était, sans doute, depuis le début : un fantasme. C’est pourquoi nous sommes bien, ici, dans l’expérience des limites : celle qui sépare le logement possible et le logement impossible. Mais ce que manifeste l’expérience de cette limite-là, c’est en l’occurrence, l’impossibilité d’éprouver le plaisir d’habiter.

 

Les narcotrafics révèlent l’irrationalité d’une politique urbaine impossible

Les narcotrafics sont devenus le symptôme de cette folie et leur accroissement devenu indomptable le symptôme de l’échec d’une politique urbaine impossible. Comme toujours, la folie est le symptôme d’une raison impossible. Sophocle, encore, dans Œdipe Roi, une histoire méditerranéenne : « les dieux rendent fous ceux qu’ils veulent perdre ». La folie, à Bel Horizon, a pris la forme de l’emprise des trafics. Les habitants de Bel Horizon ne sont plus soumis aux lois de la vie commune ni protégés par les autorités chargées de la sécurité, car ils sont livrés, sans ressources ni protections, à la violence des trafics qui font régner leurs exigences et leur violence, empêchant, ainsi, toute vie sociale de s’établir. Mais, si les narcotrafics ont pu, ainsi, devenir la réalité de l’économie urbaine de Bel Horizon en la soumettant à leurs réseaux, c’est que la place était vide. Il n’y avait plus de loi ni de raison dans une tour devenue inhabitable et les réseaux ont pu en profiter pour se trouver un espace à leur mesure. Mais ne nous trompons pas : si les narcotrafics ont pu s’imposer dans Bel Horizon, c’est que la conception de ces tours le leur avait permis, à plus ou moins longue échéance.

 

Un faux urbanisme

En réalité, nous ne sommes pas, ici, dans le domaine de l’urbanisme. Il s’agit d’un faux urbanisme, ou d’une absence de politique qui se cache sous le beau nom d’urbanisme. En construisant Bel Horizon, ses concepteurs n’ont pas installé des habitations, mais une prison. Cette fausse architecture est une entreprise destinée à entasser des gens dans des espaces dans lesquels on ne peut même pas aller d’un étage à l’autre parce que les ascenseurs sont en panne et les escaliers devenus trop dangereux parce qu’ils sont minés par les squats et les trafics. Nous sommes ici dans une cage – ou dans un amoncellement de cages, sans autre avenir que la démolition. Ce faux urbanisme révèle, finalement, ou l’illusion d’une politique urbaine impossible faute de moyens pour l’entretenir et y permettre une vie véritable, ou, peut-être pire encore : une politique sciemment conçue pour se débarrasser, dans les tours, d’habitantes et d’habitants dont on ne voulait pas dans les autres quartiers de Marseille. Qu’il s’agisse de l’aveu d’un échec ou de la révélation d’une discrimination, la folie de ces tours réside dans leur caractère inhabitable, en quelque sorte séparé de la ville par l’autoroute.

 

L’échec d’un urbanisme mal conçu

C’est que le problème de la tour Bel Horizon, est d’avoir été construite là, à l’entrée de l’A 7, en-dehors de tout projet d’urbanisme véritable. Nous sommes à la limite de la ville à la fois parce que nous sommes à son extrémité et parce que l’autoroute nous en sépare. Du haut de la tour, on voit la mer, et, d’en bas, on voit la ville, mais ce ne sont que des images pour celles et ceux qui tentent d’y vivre en y étant enfermés. L’échec de l’urbanisme qui a conçu la ville réside dans ce fait tout simple qu’il a ignoré, consciemment ou inconsciemment, peu importe, les femmes et les hommes à qui étaient destiné l’ensemble Bel Horizon. Il s’agit d’un urbanisme conçu seulement pour occuper l’espace, pour y installer des semblants de construction, mais pas pour inscrire l’ensemble dans la ville. Cet urbanisme est celui de cette folie que l’on appelle « forclusion ». Ce nom qui désigne, tout simplement, le fait d’être enfermé dehors (la porte s’est fermée nous laissant dehors tandis que les clés sont restées à l’intérieur), est le terme qui décrit la psychose, dans le discours de la psychanalyse. La folie consiste à être forclos, comme enfermé hors de soi. C’est cela, Bel Horizon : un urbanisme devenu fou, enfermant les habitants de ses logements illusoires dans la forclusion de sa démence.

 

En 1971, Philippe Sollers publiait « L’écriture et l’expérience des limites », une réflexion sur les limites du désir et de l’esthétique de l’écriture. C’est de cela que nous parlons, mais sur la limite que représente l’absence de désir dans l’urbanisme et l’architecture.

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