[40 ans de la marche pour l’égalité] La mort de Lahouari Ben Mohamed dans tous les esprits

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le 17 Oct 2023
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Ce dimanche 15 octobre, la marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983 célèbre ses 40 ans. À cette occasion, Marsactu consacre une série de trois articles à la mémoire de ce mouvement inédit, dont le parcours a débuté à Marseille. Deuxième épisode : le décès de Lahouari Ben Mohamed en 1980, trauma ancré dans les esprits des marcheurs.

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Lors d'un "forum de la justice" organisé à Marseille en 1983, plusieurs militantes, dont Hanifa Taguelmint, entourent le portrait de jeunes décédés. (Photo : Pierre Ciot)

Lors d'un "forum de la justice" organisé à Marseille en 1983, plusieurs militantes, dont Hanifa Taguelmint, entourent le portrait de jeunes décédés. (Photo : Pierre Ciot)

“Ce soir, j’ai la gâchette facile.” C’est une phrase qui continue de marquer tout un pan de Marseille et qui résonne encore dans l’esprit de nombreux militants. Elle a été prononcée le 18 octobre 1980 par Jean-Paul Taillefer, CRS, lors d’un banal contrôle routier à quelques pas de la cité des Flamants (14e), quelques minutes avant qu’il n’ouvre le feu et prenne la vie de Lahouari Ben Mohamed, 17 ans, sans raison apparente. Sept ans après une année 73 particulièrement meurtrière à Marseille, ce meurtre s’inscrit dans une longue liste de crimes envers les quartiers populaires de Marseille, contre les maghrébins en particulier. Trois ans plus tard, la marche pour l’égalité et contre le racisme part de la Cayolle. Dans les récits des marcheurs, ce sont souvent ces crimes qui sont mentionnés pour ancrer leur engagement. Et particulièrement le meurtre de Lahouari Ben Mohamed.

Le 18 octobre 1980, Hanifa Taguelmint a 17 ans. “J’étais lycéenne, en terminale. Ça s’est passé à 500 mètres de chez nous, et le lendemain, un groupe s’est retrouvé spontanément au pied de l’immeuble de la famille, pour apporter son soutien. À un moment, on m’a donné un mégaphone pour parler à la maman de Lahouari, qui s’était penchée au balcon, il fallait lui parler arabe notamment. Et à ce moment-là, tous ces morts, ce n’étaient plus des récits, des histoires. C’est devenu réel”. Le groupe venu apporter son soutien s’organise, avec pour premier objectif simple celui de faire requalifier l’affaire du CRS Taillefer aux assises. “Le centre social des Flamants était devenu notre base arrière de lutte, avec ceux de Bassens et de la Busserine.

Elle raconte l’ambiance dans les quartiers Nord de l’époque, au sein d’une famille “classique”, née en Algérie d’un père maçon qu’elle est venue rejoindre enfant au début des années 70. Une enfance forcément marquée par les crimes racistes et la terreur, après l’attentat contre le consulat d’Algérie en particulier. “En 74, mes parents ont posé la première pierre de notre maison en Algérie. Ce n’était pas un hasard, et c’était la peur, pas le mythe du retour au pays”.

Point d’orgue des célébrations du départ de la Marche à Marseille cette année, l’ouverture de l’exposition au musée d’histoire de Marseille, intitulée “Là où il y a eu oppression, il y a eu résistance” fait plusieurs mentions de l’assassinat de Lahouari Ben Mohamed. Hanifa Taguelmint est membre du collectif Mémoires en Marche, qui a organisé l’exposition.

Elle s’attelle à ces commémorations pour transmettre. “Parce que de toute façon, ça revient toujours. Je pense à la phrase, « la gâchette facile », et je vois qu’elle fait écho à 2023, où un policier dit « Vas-y, shoote-le », avant de tuer Nahel”. Elle aussi, a été endeuillée par la mort d’un frère, un an après Lahouari, assassiné par un voisin d’un coup de fusil. Un nouveau moment de deuil qui scellera sa vie toujours militante, de la marche et d’après.

La perte d’un frère

Le meurtre de Lahouari Ben Mohamed a marqué la vie de nombreux militants. Il a aussi changé la vie de ses proches, à commencer par celle de son frère. Hassan Ben Mohamed n’habite plus Marseille mais continue à y venir régulièrement pour œuvrer à la transmission. En parcourant l’exposition du musée d’Histoire, il aperçoit plusieurs fois le visage de son frère. Et avec lui l’histoire d’un meurtre et d’une injustice illustrée par des images, des titres de presse qu’il connaît bien : “J’ai grandi avec des coupures de presse : « Jean-Paul Taillefer, 10 mois de prison dont quatre avec sursis », et la photo de mon frère”.

Hassan n’avait que quatre ans au moment des faits, et sa famille a constamment tenté de l’en préserver : “On n’en parlait pas à la maison. Et j’ai été protégé par ma famille : durant les semaines qui ont suivi, j’étais chez de la famille à Nice. Même durant les mobilisations qui ont suivi, je restais à la maison.” Malgré la protection, son histoire personnelle reste constamment imbriquée avec celle de son frère. Si pour beaucoup, la date du 18 octobre 1980 représente la naissance d’un mouvement, elle est pour lui la fondation d’un parcours de travail, de transmission, d’une certaine forme de lutte.

Je me suis dit, si ma mère a la force d’en parler, c’est que c’est peut-être le moment pour moi de faire quelque chose.

Hassan Ben Mohamed

Hassan livre un récit factuel, chirurgical du drame. Probablement car il y est revenu à force de recherches, et d’exploration personnelle, bien des années plus tard. En 2010, Hassan entend dire que le cinéaste Joseph Alourdi-Marando est venu frapper à la porte de sa mère, pour tourner un documentaire autour du meurtre. Il rencontre le réalisateur du documentaire, qui sera titré Ya Oulidi (“Mon fils” en arabe), d’abord pour s’assurer de qui a rencontré sa maman. En voyant les rushes du film, Hassan avoue son émotion. “Tout m’est revenu en pleine tête. C’était la première fois que je voyais ma mère raconter tout ça. Et je me suis dit, si ma mère a la force d’en parler, c’est que c’est peut-être le moment pour moi de faire quelque chose.”

Les années suivantes seront pour lui celles d’un travail de recherche, de mémoire, de l’écriture d’un livre titré La gâchette facile. Il y relate notamment les frustrations laissées par le travail de la justice. Jean-Paul Taillefer n’a en effet écopé que d’une peine de prison très légère, alors que la famille Ben Mohamed avait choisi de faire confiance aux institutions. Il raconte une nouvelle fois cette soirée sanglante et fondatrice :

“Mon frère devait rejoindre des amis pour manger, le lendemain c’était l’Aïd et ils voulaient se retrouver. Ils se sont posés en bas de la maison, un petit groupe de deux ou trois. Un ami à eux est passé avec sa voiture, tout content, il venait d’avoir son permis. Ils ont fait un tour de quartier, puis en remontant ils tombent sur un barrage de CRS qui les contrôle. L’un d’entre deux, Taillefer, fait sortir mon frère du véhicule, le palpe avec quelques remarques. En trouvant un paquet de cartes, il lui demande s’il joue de l’argent, s’il joue au poker. C’est à la fin du contrôle qu’il le dit. “Attention les jeunes, je ne sais pas si c’est le froid, mais ce soir j’ai la gâchette facile.” Personne n’y prête trop attention, puis mon frère retourne s’asseoir à l’arrière du véhicule. Un peu après, Taillefer glisse son fusil mitrailleur entre la porte de la voiture et la tête d’un passager, et tire deux balles dans la tête de mon frère”.

Carrière de policier engagé

Sa capacité à donner les faits est sûrement aussi une déformation professionnelle. Depuis 1999, Hassan travaille au sein de la police nationale. Un choix qui peut surprendre, qu’il voit d’abord comme une opportunité d’emploi jeune, puis réveille malgré tout des choses enfouies : “Je me suis dit : une patrouille avec deux Gaulois et un Arabe, ça sera toujours mieux qu’une patrouille avec trois racistes, parce qu’à ce moment-là pour moi tous les policiers le sont. Je me suis dit qu’au moins, je prendrai la place d’un raciste”. Il ne prend pas la décision avant de l’avoir soumise à sa mère : “Elle m’a tout de suite dit : « Mon fils, tu peux faire tout ce que tu veux mais pas ça. Jamais de la vie »”. Quelques semaines plus tard, sa mère revient sur sa décision. Hassan soupçonne un travail de sape de ses frères, qui l’auraient convaincue de le laisser tenter. “On s’est dits tous les deux que j’allais essayer, et que je pouvais partir à tout moment”. Aujourd’hui encore, Hassan est policier.

Mais le meurtre de son frère reste imbriqué avec son parcours de policier, dès le début. “Un jour je discute avec un gars qui correspond à l’époque, aux affectations du coin. Sans lui dire qui je suis, je lui ai demandé s’il se souvient de la mort d’un jeune aux Flamants en 80. Il m’a dit tout de suite que oui, et que c’était scandaleux, parce qu’ils avaient été surveillés, que des CRS avaient été envoyés pour surveiller la caserne. Et là, je n’ai pas eu la force de continuer, je lui ai dit que le jeune, c’était mon frère. Il a changé de tête et arrêté de parler”.

Je me suis senti responsable de donner les faits, et que les premiers concernés puissent se réapproprier leur parole.

Hassan Ben Mohamed

Le livre d’Hassan Ben Mohamed fait partie de ceux exposés au musée d’Histoire de Marseille depuis le 15 octobre 2023, date anniversaire si proche de celle du meurtre de Lahouari. “Ce livre, c’était d’abord et avant tout une nécessité de transmission. Parce qu’il faut continuer à raconter. Je me suis senti responsable de donner les faits, et que les premiers concernés puissent se réapproprier leur parole.”

Sa carrière et sa famille l’ont amené à vivre à l’étranger, puis à revenir en France, mais Hassan n’arrête pas ce qu’il appelle “le travail”. Et la transmission se fait parfois différemment : “Lors des événements qu’on organise ma fille chante la chanson du film, Ya Oulidi. Et ça pique : je vois ma mère, ma famille, ou même les militants les plus durs fondre en larmes. Je ne veux pas transmettre un poids lourd, mais d’abord une mémoire, et on y travaille aussi comme ça.”

Il n’habite plus Marseille, mais il y œuvre toujours. Au quartier des Flamants, théâtre du crime et de la naissance de nombreux parcours militants, il a participé à fonder une association visant à rapprocher la police et les quartiers populaires, à travers divers événements et activités dont le sport. Même s’il s’avoue aujourd’hui “moins motivé, plus fatigué”, son entêtement à créer du lien semble intact. Il résume en une anecdote : “Je suis allé chez un collègue un jour qui habitait à Vauban, loin des quartiers Nord. Il m’a pris à part et m’a avoué qu’avant de me connaître, il avait toujours voté Front national. Et qu’il ne le fera plus. Ça me donne envie de garder espoir.”

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