Soupçons de corruption de fonctionnaires au marché de la Plaine : la Ville ouvre une enquête

“On n’est pas des voleurs, nous. On vient, on déballe et on veut juste travailler.” Debout derrière son petit stand qui ne mesure guère plus de quatre mètres de long, Karima (*) soupire. Elle fait partie de ces forains dits “journaliers” qui vendent de manière ponctuelle sur le marché de la Plaine, place Jean-Jaurès. La jeune femme y propose ses produits cosmétiques depuis plus de 18 mois. Et, comme Khadija (*), qui vend des pantoufles, elle se dit victime de demandes récurrentes de pots-de-vin de la part de deux des trois placiers, des agents municipaux, rattachés à ce marché.

“Moi, depuis le début, je donne 10 euros à chaque marché. Et puis, un jour, le placier a dit à mon mari qu’il ne voulait ni un billet gris (cinq euros), ni un rouge (10 euros) mais un billet bleu (20 euros) pour qu’on puisse déballer”, relate la jeune femme. Khadija confirme le système. Depuis sa première installation en 2022, elle explique avoir “donné 30 euros” à chaque fois qu’elle a voulu déployer son étal : “C’est simple, le placier fait semblant de biper ta carte de forain sur ton téléphone et toi, tu mets les billets dessous.”

“Pour travailler, faut donner des sous”

Ces commerçantes ne bénéficient pas du droit de vendre à l’année, comme les forains dits “fixes”. Mais, en tant que journalières, elles doivent posséder une autorisation pour travailler, une “carte” délivrée par le service des emplacements de la Ville de Marseille. Or, comme elles en témoignent, ces cartes tardent parfois à être délivrées, voire ne le sont jamais. “Mais pendant ce temps-là, pour travailler, il faut donner des sous aux placiers”, résume Karima. “Sur la Plaine, nous sommes une vingtaine à subir ça. Et on veut que ça s’arrête”, embraye Khadija qui explique avoir choisi de dénoncer la situation “le jour où le placier a voulu [la] faire dégager pour mettre quelqu’un qui acceptait de payer 50 euros par marché pour l’emplacement”. À Marseille, un étal sur un marché coûte 2,74 euros du mètre linéaire, soit 16,44 euros pour un stand moyen de six mètres.

Vous vous rendez-compte de ce que ça fait 20, 30 ou 50 euros par marché? C’est du proxénétisme, du racket!

Nahema Zemour, représentante des forains

Nahema Zemour présidente du syndicat des commerçants non-sédentaires de Marseille et des Bouches-du-Rhône et Titin Sanchez, du syndicat des marchés de France, se montrent solidaires de leurs collègues journaliers. “Des histoires de bakchich, il y en a toujours eu. Mais là ça dépasse tout ce qu’on a connu avant. Vous vous rendez-compte de ce que ça fait 20, 30 ou 50 euros par marché ? C’est du proxénétisme, du racket !”, s’irrite Nahema Zemour. Titin Sanchez affirme de son côté que plusieurs alertes ont été communiquées au service des emplacements, au sein de la direction des espaces publics de la Ville de Marseille : “Là, on parle d’un problème de passe-droits : payer un droit d’entrée, c’est grave ! Ces infos, on les a fait remonter au service il y a plusieurs mois. Mais on n’a pas eu l’impression que ça bougeait. Comme si les alertes restaient au niveau du service, mais n’allaient pas plus haut.”

Rappel déontologique

La cheffe du service des emplacements de la Ville, Laurence Cohen, est au courant de la situation. Elle déambule ce mardi matin entre les travées du marché de la Plaine et admet que son service a été “alerté, d’abord oralement, par des forains qui, en contrepartie d’un placement, donneraient un billet au placier”. La responsable assure que les trois placiers du marché ont été réunis “pour entendre leur version” et “pour leur rappeler les dispositions réglementaires et la charte déontologique qui s’imposent à eux”. Les deux agents principalement incriminés, “démentent les faits”.  Elle ajoute : “Nous sommes prudents. Je n’ai personnellement jamais été témoin d’un échange d’argent. Pour l’instant, nous recueillons les témoignages des forains comme des placiers. Et si cela se révèle exact, des sanctions seront prises.

Nous sommes vigilants et nous prenons ces alertes très au sérieux. Nous ne laisserons rien passer.

Roland Cazzola, élu à l’espace public

Les alertes ont été transmises au directeur du pôle espace public de la Ville et à Roland Cazzola, conseiller municipal délégué à l’espace public. Ce dernier confirme les signalements. “Le sujet n’est pas nouveau, regrette-t-il. Lorsque que je suis arrivé en fonction et que nous avons remonté le marché de la Plaine en 2022, il y avait déjà des suspicions. Donc sur la demande des forains, nous avons recruté trois nouveaux placiers qu’on ne pouvait pas soupçonner de quoi que ce soit. Là, de nouveau, ces rumeurs resurgissent. Nous sommes vigilants et nous prenons ces alertes très au sérieux. Nous ne laisserons rien passer.” L’élu confirme à Marsactu l’ouverture d’une enquête interne sur le sujet, qui pourrait aboutir le cas échéant “à une saisie de l’inspection générale des services”.

Au gré des étals, ce mardi, les discussions reviennent volontiers sur le sujet. “Il faut assainir tout ça, remettre de la règle et du contrôle pour que les marchés se passent bien pour tout le monde”, plaide un commerçant. Un autre, qui n’exonère pas les forains de toute responsabilité, déplore que la pratique ait également lieu dans d’autres marchés de la ville.

Plusieurs représentants des syndicats des commerçants non-sédentaires demandent d’ailleurs à être reçus par Benoît Payan, le maire de Marseille, pour évoquer le sujet avec lui. Michel Marin, président du syndicat des marchés de France, veut croire qu’il n’y a pas de fatalité : “Il y a eu des situations similaires dans d’autres villes de France et les choses ont évolué. Il n’y a pas de raison qu’on n’y arrive pas à Marseille.” 

(*) Son prénom a été modifié

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