Guide du Marseille colonial : un outil pour comprendre “une histoire insupportable”

Petit format, il se glisse aisément dans la poche ou dans le sac pour accompagner une promenade, et pourtant, il pèse si lourd. Lesté de récits qui mêlent conquête, exploitation, esclavage, insurrections matées dans le sang et autres crimes racistes. Après Paris, Bordeaux et Soissons, les éditions Syllepse, associées ici à La courte échelle, viennent d’ajouter Marseille à leur série de guides des villes coloniales. Comme n’importe quel ouvrage du genre, on le feuillette par arrondissement, à la recherche d’une plaque de rue ou d’un monument intriguant croisé sur le chemin. Sauf qu’ici, il s’agit de faire remonter les marques du passé de l’empire colonial, de ses commerces et de ses drames. Et il y a de quoi faire : plus de 200 pages, seize arrondissements couverts et plusieurs centaines d’entrées.

C’est une belle aventure, profondément humaine.

Malgré un format très pédagogique et simple d’accès, le guide est subjectif et ne s’en cache pas. En témoigne le choix de confier sa rédaction à un collectif de Marseillais militants attachés notamment à l’anti-racisme plutôt qu’à des historiens de métier. Ils étaient une dizaine, ce vendredi, de plusieurs générations et plusieurs origines, pour présenter l’aboutissement de deux ans de travail durant lesquels ils ont plongé dans les archives, épluchés les plans de la ville et les ouvrages qui y sont consacrés. “C’est une belle aventure, profondément humaine. On a nous-même découvert beaucoup de choses”, raconte l’une des coordinatrices, Nora Mekmouche, bibliothécaire et déjà autrice de plusieurs ouvrages sur Marseille. Sous l’approbation de ses camarades, elle poursuit : “Oui, on est situés : on ne veut plus traverser cette ville comme ça, on veut révéler cette histoire coloniale pour la dénoncer, pour montrer la ville autrement.”

Le guide a été rédigé par une dizaine de contributeurs citoyens. (Photo : LC)

Les entrées du guide permettent donc de recenser des hauts lieux de l’époque coloniale, banques, sièges de grandes entreprises d’import-export, mais aussi d’aborder des noms et des monuments bien connus à la lumière du prisme décolonial. “Il y a des personnages parfois ambigus sur ces sujets. On a choisi quand c’était le cas de travailler à charge, parce que si, nous, on ne le fait pas qui le fera ?”, pose Daniel Garnier, membre du collectif.

“Aujourd’hui encore, cette histoire coloniale sert de support à des discours racistes. Pour nous, c’est un message politique de dire : “cette histoire continue de nous blesser“. Et nous sommes habités d’une soif irrémédiable de justice et de dignité”, complète, en citant Césaire, Soraya Guendouz-Arab, membre du syndicat des quartiers populaires de Marseille, qui a aussi pris part à l’écriture.

Mise en pratique

Marsactu a voulu tester l’ouvrage sur le terrain. Accompagnée de deux des rédacteurs, Alain Castan et Zohra Boukenouche, nous avons descendu la Canebière, guide en main. Le rendez-vous est donné aux “mobiles”. À première vue, le monument aux morts dédié aux soldats de la garde mobile engagés dans la guerre franco-prussienne de 1870 n’a rien à voir avec les colonies. Et pourtant, il suffit de tourner autour pour découvrir qu’y sont aussi commémorées des batailles de conquête lors de “l’insurrection arabe de la province de Constantine”, soulignent nos accompagnateurs. Page 25, le guide rappelle la “répression terrible” et les “dizaines de milliers de victimes” de ces combats menés en Algérie.

Le monument des Mobiles, en haut de la Canebière, comprend un hommage aux batailles d’Algérie. (Photo : LC)

“Dès qu’on touche un truc dans cette ville, on se rend compte qu’il y a un lien”, souffle Alain Castan. Exemple à l’appui : le monument est lui-même positionné à la rencontre de noms qui remplissent une bonne partie de la section consacrée au premier arrondissement : Blum, Gambetta, Thiers… Le premier fait justement partie des personnalités “ambiguës” sur lesquelles le guide a tenté de donner plusieurs éclairages.

Au-dessus de la place, Zohra Boukenouche jette un regard vers le boulevard de la Libération, officiellement baptisé “Libération – Général de Monsabert” depuis 1981. “Maintenant, quand j’emprunte le boulevard, j’imagine le général Monsabert mais je pense aux tirailleurs et aux soldats algériens qui l’accompagnaient et sur lesquels il n’y a pas un mot. En tant que descendante, c’est douloureux”, déplore-t-elle.

Le guide est là pour ouvrir le débat, ce n’est pas notre rôle de dire ce qu’il faudrait faire.

Plus bas sur l’artère, au croisement du boulevard Dugommier – planteur en Martinique et propriétaire d’esclaves qui a lui-même son entrée dans le guide – on aperçoit les marches de la gare Saint-Charles, sujet local brûlant pour les militants décoloniaux avec ses sculptures de femmes alanguies représentant les colonies soumises par l’empire. “Il y a un collectif qui existe pour demander de les enlever, indique Zohra. Le guide est là pour ouvrir le débat, ce n’est pas notre rôle de dire ce qu’il faudrait en faire. C’est un outil. Mais si, en le lisant, des habitants de la rue Bugeaud [gouverneur de l’Algérie au 19e, partisan de la politique de la “terre brûlée”, ndlr] demande qu’on change le nom de leur rue, ça ne sera pas si mal”. Des membres du collectif ont sollicité le maire de Marseille pour échanger sur ces sujets, sans réponse à ce jour. Mais ils lui reconnaissent déjà d’avoir changé le nom de l’école Bugeaud pour celui d’un tirailleur algérien en 2021 ou d’avoir inauguré l’avenue Ibrahim-Ali.

Un dernier coup d’œil vers le lycée Thiers, encore lui, et on évoque à présent les grandes entreprises marseillaises qui ont marqué le centre-ville. Toujours boulevard Dugommier, au numéro 12, l’ancien siège de la banque Bonnasse rappelle les nombreux investissements de cette entreprise dans des plantations en Cochinchine ou à Madagascar au début du XXe siècle.

Devant l’hôtel de police de Noailles, une plaque de la Ville cite le nom de la famille Régis, son ancien propriétaire, qui fait l’objet à elle seule de trois pages du guide. Au XIXe siècle, elle est soupçonnée d’avoir bâti sa fortune notamment sur le commerce d’esclaves, et a continué à “fournir” des “engagés volontaires” africains, y compris des enfants, pour les plantations des Antilles même après l’abolition en 1848.

Le Grand hôtel avait été bâti par la famille Régis. (Photo : LC)

Plus bas on croisera le siège de la banque Talabot, rue Saint-Ferréol, et celui de l’ancien Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie, au n°15 de la Canebière. Créé en 1880, sa mission était, nous explique le guide, “l’octroi de prêts hypothécaires pour faciliter la colonisation agricole de l’Algérie”. La promenade s’achève face au palais de la Bourse. Le siège historique de la chambre de commerce a sur son fronton les noms de grands explorateurs et contient toujours, même après s’être séparée d’une partie de ses fonds, de nombreux objets et documents liés à l’opulence coloniale du commerce marseillais de l’époque.

“Rencontrer” enfin l’histoire

Dans notre dos, la place Charles-de-Gaulle. Le guide évoque l’homme d’État selon le prisme des indépendances accordées aux colonies, mais aussi du discours qu’il a tenu à Marseille en 1961 au sujet de l’Algérie, ouvrant la porte à un État algérien, non sans “contreparties”. Début, estiment les auteurs, du néo-colonialisme, “qui nous fait croire que la colonisation n’existe plus alors que l’influence de la France en Afrique a continué”, déplore Zohra.

Quelques centaines de mètres banals pour une plongée déjà profonde dans les entrailles d’une histoire peu ou mal connue. Le collectif démarre ces jours-ci une tournée de présentation du livre à Marseille et ailleurs et prévoit des interventions pédagogiques auprès de publics jeunes. Avec toujours cette volonté de soulever les tabous et de lancer le débat. “S’il y a des Algériens, des Marocains, des Antillais et des Sénégalais à Marseille, ce n’est pas par hasard, mais par rapport à une histoire, qui est l’Histoire de France, pose notre accompagnatrice. Une partie de cette histoire est insupportable, scandaleuse et il faut que tout le monde puisse la rencontrer.”

Le guide du Marseille colonial est sorti le 1er septembre aux Editions Syllepse / La courte échelle éditions.transit. Il s’accompagne d’un site internet où des billets complémentaires seront postés régulièrement. Les auteurs présenteront l’ouvrage à la librairie Transit le mardi 6 septembre à 19 h.

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